Suite de la série «La reine des Upanishads».
Voir le volet précédent.
andhaṁ tamaḥ pravishanti yé ’vidyām oupāsaté
ato bhouya iva té tamo ya ou vidyāyām ratāḥ
«Ceux qui ne se vouent qu’au progrès matériel
sombrent dans les plus obscures régions de l’ignorance.
Mais le sort de ceux qui cultivent un faux savoir spirituel
est plus terrible encore.»
Ce mantra de l’Isha Upanishad s’applique on ne peut mieux à la société actuelle. Car, s’il est vrai que la civilisation moderne a fait de grands progrès dans l’éducation des masses, il est tout aussi vrai que les gens sont de plus en plus malheureux. Pourquoi? Parce que cette éducation met généralement l’accent sur le seul développement matériel, sans s’intéresser le moins du monde à l’aspect spirituel de l’existence. Le développement personnel et la réalisation de soi doivent en effet aller de pair avec la satisfaction de nos besoins et de nos désirs matériels.
L’essence même de la connaissance repose sur un principe fondamental, à savoir – comme l’explique si bien le premier mantra – que tout appartient à l’Être suprême. Nous ne sommes à vrai dire propriétaires de rien, car nous ne pouvons rien créer à partir de rien; nous ne pouvons qu’utiliser et transformer les ingrédients gracieusement mis à notre disposition par la nature, qui n’est elle-même, tout comme nous, qu’une émanation de l’Absolu. Il en découle que l’oubli de cette vérité fondamentale relève de l’ignorance, et plus on l’oublie, plus on s’enfonce dans l’obscurité.
On peut ainsi comprendre sans mal qu’une civilisation où l’on se moque de la Source de tout ce qui est et où l’on favorise une éducation trompeuse – comme si le progrès matériel était la seule chose qui compte – est une civilisation effectivement plus dangereuse qu’une autre où les gens peuvent sembler moins «instruits», mais plus connectés à la réalité. Car s’il est vrai que l’ignorance est en soi dangereuse, la connaissance l’est encore plus lorsqu’elle est détournée de son objet premier et utilisée pour éloigner l’esprit de ses plus profondes préoccupations et aspirations au lieu de l’en rapprocher.
Perte d’équilibre
L’Upanishad affirme qu’une civilisation foncièrement matérialiste rend ni plus ni moins un culte à l’ignorance, et les apôtres du progrès matériel au nom de la science et de la culture, sans égard au développement spirituel, font en réalité plus de mal que les simples ignorants. On les compare à des cobras, et leurs enseignements trompeurs sur le sens de la vie, à des joyaux posés sur leur tête. Or, avec ou sans décoration, un cobra reste toujours aussi venimeux!
La civilisation moderne ne tente que de faire oublier les véritables enjeux de l’existence par toutes sortes de distractions. Tous ces miroirs aux alouettes visent la satisfaction des sens, la stimulation des émotions ou quelque forme de plaisir intellectuel. Mais pendant ce temps, l’âme se languit de comprendre le comment et le pourquoi de sa présence en ce monde. De savoir ce qu’il en est de ses origines et de sa finalité. Bref, de connaître le réel sens de la vie.
Les éducateurs formés à l’aune de la conception moderne du bonheur et du savoir ne font donc – souvent bien malgré eux – que cultiver l’ignorance. La véritable connaissance doit couvrir l’entendement du matériel et du spirituel, et une éducation digne de ce nom doit aussi bien promouvoir le développement de la conscience divine – de la Source d’où tout provient, qui tout maintient et à qui tout appartient – que le développement des atouts matériels susceptibles de faciliter notre séjour en ce monde.
Viol de conscience
Cela dit, il y a pire que les éducateurs, influenceurs et autres modèles de rôle qui ne font miroiter que des promesses de bonheur matériel, ayant eux-mêmes été éduqués de la sorte et conditionnés à entretenir une conception strictement matérielle de la vie. À leur décharge, ils ne connaissent pas mieux. Il existe cependant des individus sans scrupules qui n’hésitent pas à tirer gloire et profit de l’intérêt que la spiritualité suscite tout naturellement chez bon nombre de gens face aux promesses illusoires du matérialisme. Comment? En s’improvisant coachs de vie, maîtres à penser et guides spirituels, et en prodiguant des enseignements assaisonnés au goût du jour, mais sans réel fondement. Ceux-là trompent honteusement leurs fidèles et disciples, et les privent ainsi de la précieuse occasion que leur offre la forme humaine pour s’accomplir pleinement.
Ce sont eux que ce mantra dit cultiver un faux savoir spirituel, et dont les Védas dénombrent quatre catégories auxquelles j’assigne ici une appellation évocatrice de leur nomenclature sanskrite. Notez bien que si j’emploie le traditionnel masculin générique pour ne pas alourdir inutilement ce propos, ces catégories regroupent également de nos jours nombre de femmes et de personnes qui se déclarent non genrées.
Le présomptueux. Toutes les grandes traditions spirituelles s’appuient sur des textes dont les enseignements sont éprouvés de longue date. Mais pour se distinguer des tenants de ces écoles de pensées axées sur la connaissance de soi et le rétablissement du lien qui nous unit à l’Absolu, le présomptueux se pose lui-même en autorité et donne sa propre interprétation des textes. Il n’a que faire de l’Absolu, et prête une valeur purement symbolique aux enseignements millénaires. La connaissance de soi consiste pour lui à réaliser que chaque être est le centre de son propre univers, et qu’il n’y a rien au-delà.
Le mégalomane. Celui-là se prend carrément pour Dieu. Et pour peu qu’il ait la langue bien pendue et suffisamment de charisme, il arrive à convaincre des innocents qu’il est véritablement une manifestation divine et qu’il a le pouvoir de sauver ceux et celles qui le servent et le vénèrent.
Le faussaire. Comment mieux tromper les gens qu’en racontant et répétant n’importe quoi? Le faussaire nie l’existence de l’Être suprême. Il affirme que les textes révélés et les enseignements des grands maîtres ne sont que foutaises pour béni-oui-oui. Et il proclame que la seule spiritualité qui vaille est celle que chacun se donne en suivant son petit bonhomme de chemin et en fabriquant sa propre vérité.
L’illusionniste. Ce type de charlatan confond principes moraux et spiritualité. Il prône une religion sans Dieu ou invente quelque voie de réalisation spirituelle de son cru en glanant à gauche et à droite idées reçues, valeurs réconfortantes et pratiques plus ou moins ésotériques.
Dangers publics
Tous ces imposteurs sont malheureusement de véritables dangers publics. En détournant les masses d’une juste et saine compréhension de leur nature spirituelle et des principes au fondement même de l’éveil à leur identité véritable et à leur relation avec l’Infiniment fascinant, ils commettent un crime éminemment plus grand que les simples éducateurs et figures publiques qui, par ignorance, entretiennent une vision matérielle de l’existence sans même évoquer la question de la spiritualité. Ce sont à proprement parler des assassins de l’âme, pour reprendre l’expression du mantra trois.
C’est pourquoi le présent mantra souligne que bien que les adeptes du progrès matériel tous azimuts nagent dans l’ignorance et finissent par s’y perdre, les marchands d’orviétan qui trompent délibérément les pèlerins de la vie en quête de réponses probantes aux grandes questions de l’existence se réservent un sort bien plus sombre encore.
Dans l’ordre naturel des choses, tout le mal qu’on peut faire à ses semblables sur le plan physique ou moral est de tout temps punissable par les lois du karma. Mais le prix à payer pour ceux qui s’en prennent à l’âme, à l’essence même de la vie, et à l’Absolu dont elle fait éternellement partie intégrante est diablement plus grand, nous dit ce mantra.