Gravure sur bois dite «de Flammarion» (1888)
Version colorisée – Auteur inconnu

Un bien grand mot que celui-là. A priori plutôt abstrait, il a donné lieu à diverses interprétations au cours des siècles, et beaucoup l’emploient aujourd’hui un peu à toutes les sauces. La littérature védique y réfère cependant en des termes clairs qui permettent d’en mieux saisir les nuances.

La transcendance et ses dérivés – transcendant et transcendantal – font leur apparition en français entre le 15e et le 17e siècles sur des bases empruntées au latin transcendere, «franchir en montant» ou «surpasser». Curieusement, le verbe «transcender», dont le sens colle pourtant étroitement à celui du latin, n’a fait son entrée dans nos dictionnaires qu’au début du 20e siècle!

En fouillant la question, on constate qu’au fil du temps, les définitions de la transcendance se sont éloignées de son sens premier. Comme le faisait récemment remarquer l’historien et sociologue Gérard Bouchard dans une de ses chroniques:

«Dans son sens traditionnel, la notion de transcendance réfère à ce qui relève du surnaturel, du divin. Mais elle en est venue (même chez les théologiens) à désigner un ordre de dépassement pouvant opérer dans la sphère de l’humanisme. […] Dans ce dernier cas, le sacré [inhérent à la transcendance] désigne plutôt des valeurs, des idéaux fortement implantés qui peuvent inspirer des actes d’un altruisme exceptionnel. Par exemple: sacrifier sa vie pour la cause de la liberté, de la justice sociale ou de la démocratie.»

Dans la foulée, l’adjectif «transcendant» est de nos jours couramment employé pour qualifier toute chose supérieure à la moyenne, sans plus. Et «transcendantal» est le plus souvent associé à la méditation du même nom, qui vise à se couper de toute activité sensorielle.

Bien que l’idée de dépassement demeure à travers ses déclinaisons, l’essence et la portée primordiales de la transcendance semblent largement oubliées. Or, comme il s’agit d’une notion centrale en spiritualité – religieuse ou non –, il peut être utile d’en retracer l’entendement originel.

Savoir et sagesse

Entre autres penseurs, Kant est notamment connu pour avoir, au 18e siècle, souligné l’importance fondamentale de la transcendance en philosophie. Transcendance qui, selon lui, relève de ce qui est au-delà de toute perception ou expérience humaine, de ce qui dépasse toute possibilité d’intelligence ou de connaissance. Kant est à l’origine de la doctrine dite de l’«idéalisme transcendantal».

Bien avant lui, et bien avant qu’on éprouve le besoin d’exprimer la notion de transcendance dans les langues modernes, Aristote attribuait déjà à la transcendance un caractère universel, propre à définir les attributs communs à tout ce qui existe. Au-delà, donc, de toute catégorie distinctive.

Mais pour retracer le berceau de la transcendance, il faut remonter plusieurs milliers d’années avant Aristote. Les plus anciennes références connues à ce concept se trouvent en effet dans les textes védiques, qui lui accordent une place de choix.

La transcendance y est définie comme la faculté d’embrasser la réalité dans sa totalité. Donc de voir au-delà de ce que nos sens et notre intellect peuvent percevoir et concevoir. De comprendre qu’au-delà du relatif se trouve un absolu, et que le relatif n’a de sens qu’en lien avec l’absolu. Que le matériel est le pendant du spirituel, et qu’il dépend du spirituel – sans énergie spirituelle pour l’animer, la matière demeure inerte. Ainsi la transcendance est-elle tenue pour l’expression du vrai savoir, de la sagesse ultime, ce que traduit, en sanskrit, le mot prajña (se prononce «pragya»).

Au-delà de nos limites

Dans la sphère matérielle, que ce soit au niveau des sens, du mental ou de l’intelligence, sur le plan physique ou de l’esprit, tout est relatif. Autrement dit, tout est sujet à changement et à interprétation. La relativité s’oppose donc par définition à ce qui est immuable et absolu.

L’absolu est inconcevable à nos sens et à notre intelligence limités, mais il est parfaitement concevable qu’il y ait un absolu, puisque sans absolu, il n’y aurait rien de relatif; les choses seraient ce qu’elles sont, un point c’est tout. De même, il n’y aurait aucune raison de qualifier quoi que ce soit de matériel s’il n’y avait rien de spirituel.

Bien que l’absolu et le spirituel échappent à nos facultés perceptuelles et conceptuelles immédiates, les différentes formes de yogas prescrites dans les Védas sont précisément conçues pour purifier les sens, le mental et l’intelligence afin de nous donner accès à la connaissance et à l’expérience de la dimension spirituelle et absolue de la réalité.

C’est là ce que ces mêmes textes appellent «la voie de la transcendance», en soulignant que la vie humaine ne trouve son plein accomplissement que par cette voie. C’est pourquoi le tout premier verset du Védanta-sutra, le traité philosophique par excellence des Védas, enjoint au lecteur:

athāto brahma jijñāsā
«Le moment est venu de s’enquérir du Brahman, de l’absolu.»

Védanta-sutra 1.1.1

Contrairement à ce que croyait Kant, les Védas n’enseignent pas que la transcendance porte sur ce qui dépasse toute possibilité d’intelligence ou de connaissance. Elle porte plutôt sur l’intelligence et la connaissance des dimensions de la réalité qui échappent au commun entendement des mortels que nous sommes, grâce à des techniques éprouvées de longue date et transmises par une longue lignée de maîtres accomplis.

Une voie transformatrice et libératrice

La transcendance consiste donc à se dépasser soi-même, à développer sa vision spirituelle et absolue de la réalité. À comprendre que nous sommes nous-mêmes brahman (ahaṁ brahmāsmi), de nature purement spirituelle et éternelle, et que nous n’occupons que temporairement un corps matériel conforme à nos désirs et à notre karma. À comprendre qu’au-delà de la réalité relative du monde qui nous entoure existe une dimension spirituelle et absolue, non sujette aux limitations de la dimension physique, émotionnelle et intellectuelle. À comprendre, enfin, que les infimes parcelles de brahman que nous sommes font partie du Brahman suprême et lui sont éternellement subordonnées.

La transcendance ne consiste donc pas à faire abstraction de la réalité mais à surpasser ses dualités. À prendre conscience de l’énergie spirituelle qui imprègne toute la manifestation matérielle. À développer la conscience divine de la source des énergies aussi bien matérielle que spirituelle, de l’Absolu omniprésent, omniscient et omnipotent, sous ses aspects aussi bien personnel qu’impersonnel et localisé. On comprend mieux, dès lors, que la transcendance joue un rôle aussi central dans toute démarche de spiritualité vivante et de pleine réalisation de soi.

Transcendance