Mal aimée et malmenée, la religion soulève les passions, pour le meilleur et pour le pire. Malgré tous les efforts déployés pour l’éradiquer, ou à tout le moins la faire taire, force est de reconnaître qu’elle demeure une réalité omniprésente avec laquelle il convient non seulement de composer, mais de se réconcilier.

Il n’est aucunement question d’oublier les abus commis en son nom ou sous le couvert de son autorité. Il n’est pas non plus question de l’imposer à qui que ce soit, sous quelque forme que ce soit, et encore moins de soutenir son intrusion dans les affaires de l’État. Ce dont il est question, c’est de comprendre sa place et son rôle dans la société comme dans la vie de tout un chacun.

La religion a mauvaise presse parce que tout au long de l’histoire de l’humanité, des églises, des communautés religieuses et des sectes de tous ordres l’ont utilisée comme instrument de pouvoir, de contrôle et d’enrichissement au détriment de leurs ouailles. Et c’est aussi vrai aujourd’hui que cela pouvait l’être il y a deux mille ans. Si vrai, qu’on identifie spontanément la religion à ses institutions et à leurs ramifications sociopolitiques plutôt qu’à ce qu’elle est en soi, dépouillée de toutes ses ambitieuses et opprimantes excroissances.

Derrière le voile des institutions

Ce faisant, on oublie que des milliards de gens pratiquent une religion sans chercher à en tirer le moindre avantage matériel, sans chercher à inculquer leurs croyances aux autres, et encore moins à les convertir ou à les massacrer lorsqu’ils ne pensent pas comme eux. Pour la plupart d’entre eux, la spiritualité passe par la religion, un point c’est tout. La plupart n’ont pas fait d’études théologiques ou philosophiques, et pour eux, les pratiques religieuses codifiées, les bonnes pensées qu’elles suscitent et les valeurs qu’elles prônent constituent la forme d’expérience spirituelle la plus probante et la plus satisfaisante qu’elles peuvent vivre.

Toutes les religions reposent invariablement sur des enseignements d’une grande sagesse qui visent à éclairer l’humain sur sa raison d’être, sur sa place dans l’univers et sur sa finalité. Que des mégalomanes, des despotes et des opportunistes aient exploité ces enseignements et les exploitent encore à leurs fins n’y change rien. De grands saints ont parallèlement ponctué l’histoire de toutes les religions; de grandes âmes continuent de faire grand bien autour d’elles en leur sein; et des pratiquants sans nombre continuent de trouver paix et réconfort dans leur giron.

Il est inévitable que les grands courants de pensée donnent naissance à des institutions, et nous ne savons que trop bien que toute institution comporte son lot de corruption. Mais faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain? En quoi les monstruosités commises par détournement d’intention invalident-elles les précieux enseignements et les inestimables valeurs au fondement même des écoles de pensée spirituelles? Et en quoi discréditent-elles la saine et salutaire démarche d’honnêtes et sincères pratiquants?

Une affaire personnelle

Il importe finalement de distinguer la religion des religions, tout comme il importe de distinguer le politique de la politique, disait un certain Foglia. Cette distinction est importante, car le sentiment religieux n’a pas à faire les frais des frasques auxquelles l’ont soumis les institutions religieuses.

La religion n’est autre, à vrai dire, que l’état de recueillement, de réflexion, de prière, de contemplation, de méditation ou de service par lequel une personne se relie (du latin religare) à son moi le plus intime et à sa source, en communion avec l’esprit dans sa forme la plus pure, en harmonie avec la nature et au diapason de tous les êtres.

La religion peut ou non s’inspirer de dogmes et de rites. Elle peut se pratiquer seul ou en congrégation, chez soi, dans la nature ou dans un lieu de culte. Et elle peut ou non se vivre dans un cadre institutionnel. Mais dans tous les cas, elle est d’abord et avant tout personnelle.

Puisque nous parlons de distinguer la religion des religions, il convient de noter que la pensée védique ne rejette aucune religion ni ne prône aucune d’elles. Elles ont d’ailleurs toutes vu le jour des siècles et des siècles après les Védas. Mais l’hindouisme, me direz-vous, n’est-ce pas la religion des Védas? Absolument pas. Pour plus de clarté, je vous invite à lire l’article que j’ai déjà écrit à ce sujet.

Le fait est que les Védas n’associent la spiritualité à aucune forme d’observance particulière ni à aucune forme d’appartenance à une communauté particulière. On y trouve un large éventail de principes et de pratiques conçus pour guider la conduite des humains en société, de même qu’une variété de yogas axés sur la réalisation de soi et de l’Absolu. Mais de religion, point.

Traduttore, traditore

La notion de «dharma», en sanskrit, souvent traduite par «religion», n’a en réalité aucun lien avec la religion telle que nous l’entendons. Le dharma comporte de nombreuses déclinaisons touchant notamment à l’éthique, à la vertu et aux devoirs moraux, sociaux, familiaux, professionnels et autres, ce qui, d’une certaine façon, le rapproche des pratiques dites religieuses. Mais dans son essence, le dharma réfère à la fonction inhérente à tout être et à toute chose.

Le dharma du feu, par exemple, est d’éclairer et de réchauffer. Ces attributs sont indissociables du feu. Sans chaleur et sans lumière, la notion de feu n’a plus aucun sens. De même, le dharma de tout être vivant est de servir. S’il est un fait incontournable, c’est que chaque être en sert constamment un autre. L’animal sert l’homme, comme un serviteur son maître. L’ami sert l’ami, la mère son fils, l’épouse son mari et le mari sa femme… Lorsqu’un politicien présente son programme, c’est pour convaincre l’électorat de son aptitude à le servir. Et c’est dans l’espoir de bénéficier de ses précieux services que les électeurs lui accordent leur précieux vote. Le marchand sert ses clients, l’artisan sert l’entrepreneur, l’entrepreneur sert sa famille, laquelle à son tour sert l’État. Car il y a en chaque être une propension naturelle et éternelle à servir d’une façon ou d’une autre. Nul n’y échappe.

La religion éternelle

On peut donc en conclure sans risque de se tromper que la fonction de servir est fondamentalement inhérente à l’être vivant, qu’il s’agit à proprement parler de son dharma, de sa véritable religion. Selon l’époque et le lieu, les gens adhèrent au christianisme, à l’hindouisme, à l’islamisme, au bouddhisme ou à une autre religion. Mais de telles désignations n’ont rien à voir avec leur dharma. Un hindou peut fort bien se convertir à l’islam, un musulman à l’hindouisme, ou un chrétien à telle ou telle autre religion sans que jamais de tels changements n’affectent leur disposition naturelle et éternelle à servir. Le chrétien, l’hindou et le musulman seront toujours les serviteurs de quelqu’un.

C’est pourquoi les Védas ne s’intéressent pas tant à la pratique d’une religion comme telle qu’à l’élévation de soi et au plein exercice de son dharma éternel, de sa vraie religion. La religion est en ce sens indissociable de la spiritualité. Mais dépourvue d’assise philosophique, elle vise le plus souvent l’obtention de bienfaits matériels et fait une grande place au sentimentalisme, ce qui ouvre toute grande la porte aux mille et un errements que nous connaissons.

Cultes et rituels auront toujours leur place dans une démarche évolutive, mais ils doivent tôt ou tard conduire au service, non seulement de ses intérêts personnels ou de ses semblables, mais aussi de l’Absolu, soit la seule forme de service et de religion qui soit éternelle.

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