Statue géante de Ramanuja érigée à Hyderabad, en Inde,
pour commémorer son 1000e anniversaire de naissance.

Dans le premier volet de ce billet, nous avons vu que le jeune Ramanuja, assoiffé de bhakti, devait évoluer dans une société largement dominée par la pensée impersonnaliste, et que sa dévotion naturelle pour Vishnou avait même failli lui coûter la vie. Nous verrons maintenant comment il en est venu à établir que le monisme de Shankara relevait d’un entendement incomplet de l’Absolu.

Lorsqu’au réveil Yadava Prakash – le maître d’école – et les élèves qui l’accompagnaient constatèrent la disparition de Ramanuja, son cousin Govinda crut bon d’éviter une chasse à l’homme en prétendant qu’il avait vu un sanglier sauvage poursuivre le pauvre garçon, et que ce dernier s’était finalement noyé en tombant dans une rivière. Le maître feignit d’être attristé par cette nouvelle, tout en se félicitant de ne pas avoir eu à éliminer lui-même cette menace à son autorité. Sur ce, tous s’en retournèrent à Kanchipuram.

Le maître eut néanmoins tôt fait de découvrir que Ramanuja était toujours en vie, puisqu’il reprit ses études à l’école comme si de rien n’était. Son élève expliqua simplement qu’une âme charitable l’avait sorti de la rivière in extremis, et qu’il avait pu revenir sain et sauf à Kanchipuram.

Le sage Yamunacharya suivait de loin les destinées de Ramanuja, et il lui tardait de le voir affranchi de la tutelle de son maître mayavadi – le nom donné aux adeptes de la philosophie de Shankara, pour qui tout est Un dans le Brahman et pour qui le monde n’est qu’illusion. Il priait le Seigneur des seigneurs de faire en sorte que son protégé porte bientôt le flambeau de la vérité et redresse une situation qui durait depuis trop longtemps.

Un signe inattendu

Or, il se trouve qu’en ces temps, la fille du roi tomba gravement malade. Hantée par un esprit malfaisant, elle était en proie à de terribles tourments et à des douleurs incontrôlables. Aucun médicament ne semblait agir, et personne n’arrivait à la soulager de ses maux.

Il fut alors décidé de faire appel au maître Yadava Prakash, hautement respecté pour son érudition, afin qu’il exorcise le malin. L’esprit ne l’entendait toutefois pas de la sorte. En voyant l’impersonnaliste, il cria par la bouche de la princesse que ce maître n’avait pas la puissance spirituelle requise pour le chasser, et qu’il ne quitterait le corps de la pauvre que si on lui offrait l’eau ayant servi à laver les pieds du saint Ramanuja.

Au grand désarroi de Yadava Prakash, le roi envoya aussitôt chercher Ramanuja, qui se prêta humblement à l’exercice. Le fantôme disparut aussitôt, et la nouvelle des pouvoirs spirituels de Ramanuja se répandit comme une traînée de poudre.

L’orgueil qui tue

Humilié, Yadava Prakash tenta de regagner son prestige en organisant une série de débats philosophiques dans son école. Mais les exégèses personnalistes de Ramanuja, dûment fondées sur les textes védiques, l’emportèrent systématiquement sur les interprétations défaillantes de son maître et gagnèrent rapidement en popularité auprès des penseurs et érudits venus y assister.

Dans un ultime effort visant à rabaisser son élève aux yeux de tous, Yadava Prakash le défia à un grand débat public sur un fameux verset de la Chandogya Upanishad: sarvaṁ khalv idaṁ brahma, qu’il interpréta naturellement à la manière des plus fervents adeptes de Shankara, à savoir que tout ce qui existe ne fait qu’Un, et qu’il n’est d’autre Vérité absolue que le Brahman impersonnel.

Ramanuja fit alors humblement ressortir que tout comme un poisson naît dans l’eau, vit dans l’eau et meurt dans l’eau, l’univers repose tout entier sur le Brahman, de sa manifestation à sa dissolution, mais il n’est pas lui-même le Brahman, pas plus que le poisson n’est ou ne devient eau.

Se voyant incapable de réfuter une logique aussi implacable, Yadava Prakash cita un autre verset, cette fois de la Katha Upanishad, dans l’espoir de sauver son honneur: neyaṁ nānāsti kiñcana, ce qui, selon lui, signifiait que nous sommes tous Dieu. Mais Ramanuja le corrigea aussitôt en expliquant que ce verset ne veut nullement dire que nous sommes tous Dieu, mais bien plutôt que nous sommes tous en lien avec Dieu, comme les perles d’un collier. Toutes les perles sont distinctes les unes des autres, mais elles ont un lien commun avec le fil sur lequel elles reposent. De la même façon, tout ce qui existe dans l’univers partage un lien commun avec le Brahman, mais tous les éléments et tous les êtres de la création possèdent une identité et une réalité distincte.

Yadava Prakash ayant été publiquement vaincu, et par conséquent jugé incompétent, Ramanuja n’eut d’autre choix que de quitter son école.

Une réorientation qui s’impose

La mère de Ramanuja suggéra alors qu’il aille poursuivre ses études auprès d’un maître rompu aux voies de la bhakti. Elle pensait plus précisément à Kanchipurna. Celui-ci n’avait pas été son premier choix au départ, car il était d’une classe inférieure à leur noble famille de brahmanas, et les conventions de l’époque interdisaient à un brahmana d’être instruit par une personne d’un rang inférieur au sien. Mais Ramanuja accueillit favorablement le conseil de sa mère, jugeant que les compétences spirituelles d’un maître l’emportaient sur toute autre forme de considération.

Kanchipurna refusa cependant de prendre Ramanuja pour élève, prétextant de ne pas être digne d’enseigner à un aussi grand dévot de Vishnou. Son humilité ne fit que confirmer aux yeux de Ramanuja la pertinence du conseil de sa mère. Il insista donc pour être admis comme élève auprès du maître, qui finit par accéder à son désir.

Kanchipurna demanda alors à Ramanuja d’apporter chaque jour de l’eau au temple et d’y accomplir de menues tâches au service de la forme divine du Seigneur adorée dans le temple. Ramanuja eut ainsi l’occasion d’entendre et de chanter quotidiennement les noms et les gloires de Vishnou en compagnie de son maître spirituel, et il sentit grandir en lui un amour de plus en plus grand pour l’Infiniment Fascinant.

Pendant ce temps, Yamunacharya, devenu très vieux, apprit avec plaisir que Ramanuja était désormais entre bonnes mains, et il estima que le moment était venu de lui confier la mission de propager le juste entendement de la bhakti à grande échelle. Sentant sa fin approcher, il envoya un de ses disciples chercher Ramanuja afin de le rencontrer et de l’instruire de la façon dont il souhaitait qu’il perpétue son héritage.

Le triple vœu

Mais au retour du disciple accompagné de Ramanuja, le grand Yamunacharya avait déjà quitté ce monde. En s’approchant de sa dépouille, Ramanuja constata que trois doigts de la main droite du maître étaient refermés sur sa paume. Conscient d’avoir été appelé auprès de cet illustre chef spirituel dans un but précis, il se sentit investi d’une mission, et déclara au vu et au su de toutes les personnes présentes:

— Ô maître, je fais aujourd’hui le vœu de vouer ma vie à la satisfaction des trois souhaits que tu désirais formuler en ma présence, à commencer par la diffusion de l’enseignement universel de la pure bhakti.

Au grand étonnement de l’assemblée, un des doigts de Yamunacharya se redressa alors.

— Je m’engage également à rédiger un commentaire détaillé sur les poèmes dévotionnels des saintes âmes réalisées qu’étaient les Alvars.

Un second doigt se redressa.

— Je promets enfin d’écrire un commentaire dévotionnel sur le Védanta-sutra et de rétablir l’autorité de son auteur, Vyasadéva.

Le troisième doigt se redressa. Tout le monde comprit qu’il s’agissait là des trois souhaits inavoués du maître, et que Ramanuja avait été choisi pour les combler.

Après avoir embrassé l’ordre du renoncement, Ramanuja s’employa activement à reprendre le flambeau de son ultime maître et à remplir sa triple mission, tout en établissant que la philosophie moniste de Shankara était déficiente. Contrairement à ce qu’il avait prêché, le monde n’était pas une illusion, et tout n’était pas Un. Il fallait plutôt comprendre que l’univers est bel et bien réel, et que s’il est vrai que le Seigneur des seigneurs, l’énergie matérielle et les âmes spirituelles font Un en ce sens qu’ils forment ensemble la Vérité absolue, ils n’en demeurent pas moins éternellement distincts les uns des autres.

Plus de mille ans plus tard, la contribution de Ramanuja au redressement du juste entendement des Védas jouit toujours de la plus haute estime dans les cercles philosophiques et dévotionnels. D’où cet humble hommage à son précieux héritage.

Hommage à Ramanuja (2/2)