Statue géante de Ramanuja érigée à Hyderabad, en Inde,
pour commémorer son 1000e anniversaire de naissance.

Je vous ai déjà brièvement parlé de ce grand maître du 11e siècle en lien avec Shankara et Chaitanya, l’avatar doré. Sa contribution à l’édifice de la philosophie et de la spiritualité védiques mérite toutefois un traitement plus élaboré.

Avant l’avènement de Ramanuja, le 13 avril 1017 à Sriperembudur, dans le sud de l’Inde, l’influence de Shankara et de sa conception strictement impersonnelle du Brahman demeurait prédominante dans la plus grande partie du sous-continent indien. La voie de la bhakti, du yoga de l’amour universel et de la dévotion au Divin, était de ce fait largement considérée comme une voie de salut secondaire; une sorte de tremplin pour yogis sentimentaux pouvant éventuellement les amener à réaliser l’Absolu sans forme et à se fondre en lui.

On se rappellera que Shankara avait entrepris, au 8e siècle, de rétablir l’autorité des Védas, que Bouddha avait précédemment rejetés en bloc pour mettre fin au massacre d’innombrables animaux au nom de prétendus sacrifices védiques. Mais il ne s’était alors engagé que partiellement dans cette voie en ne présentant qu’un aspect de l’Absolu. Le grand mérite de Ramanuja réside dans son élargissement de la compréhension des Védas, trois siècles plus tard, en revalorisant l’entendement de tous les aspects de l’Absolu.

Comme l’enseignent depuis toujours les Upanishads et les Puranas, au-delà du Brahman impersonnel se trouve le Paramatma – l’Âme suprême, l’aspect localisé de l’Absolu dans le cœur de chaque être –, de même que Bhagavan, l’aspect personnel de l’Absolu. Ramanuja s’employa donc à faire connaître Dieu comme étant aussi une personne à part entière avec laquelle tout humain peut entrer en relation. Il redora en outre le blason de la bhakti comme étant non pas une voie de réalisation secondaire, mais le fleuron le plus élevé de l’échelle du yoga, soit la seule forme de yoga qui permet de développer activement sa relation avec le Divin, avec l’aspect ultime de l’Absolu. Et en mettant cette approche à la portée de tous, il brisa du coup le rigide carcan du système de castes en vigueur à son époque.

Une vision d’espoir

À la fin du 10e siècle, un grand chef spirituel du nom de Yamunacharya pria avec ferveur qu’on lui envoie un successeur à même de poursuivre son œuvre visant à raviver la connaissance globale de la Vérité absolue et à répandre le message de l’amour divin. On raconte qu’il eut alors la vision que son vœu allait se réaliser en la personne de Ramanuja.

Mais tout n’allait pas être si simple. La philosophie impersonnaliste étant profondément ancrée dans la société d’alors, le jeune Ramanuja n’eut d’autre choix que de faire ses études dans une école dirigée par un éminent défenseur de cette philosophie, en l’occurrence Yadava Prakash, qui ne présentait dans ses cours qu’une interprétation impersonnelle des textes védiques. Yamunacharya s’en désola, mais se résolut à faire preuve de patience, confiant que tout se mettrait en place en temps et lieu.

Ramanuja avait été sensibilisé dès sa plus tendre enfance aux vertus et aux pratiques de la bhakti, et il espérait vivement qu’on l’instruirait plus avant dans cette voie. En bon élève, il écoutait sans mot dire les théories arides et spéculatives de son professeur, mais il lui tardait d’approfondir la science de la bhakti.

Ne pas confondre singe et lotus

Un jour où Yadava Prakash commentait la Chandogya Upanishad pendant que Ramanuja lui massait les pieds, le maître interpréta malicieusement un verset comme voulant dire que les yeux de Vishnou évoquaient le derrière d’un singe. Le jeune élève n’osa pas riposter par respect pour son maître, mais il n’en fut pas moins profondément meurtri par cette méprisante comparaison à l’endroit de son Seigneur adoré, si bien que de chaudes larmes se formèrent dans ses yeux et tombèrent sur les pieds de Yadava Prakash.

— Tu pleures? demanda le maître; qu’est-ce qui ne va pas?

— C’est que votre interprétation est offensante pour le Seigneur Vishnou, répondit Ramanuja; elle est par ailleurs erronée.

Outré par cette réponse, Yadava Prakash réprimanda vivement son élève:

— Espèce d’imbécile! Quelle arrogance! Tu te crois meilleur que ton maître? Eh bien, voyons voir si tu as une meilleure interprétation à donner de ce verset.

— Puisque vous me le demandez… Le verset qualifie les yeux de Vishnou de kapyāsam, et vous avez choisi de le traduire littéralement, en rendant kapi par «singe» et āsam par «derrière». Mais vous n’êtes pas sans savoir que les Écritures ne décrivent jamais la beauté du Seigneur d’aussi rude manière. La poésie de ce verset réside dans le fait que kapyāsam veut aussi dire «ce qui pousse dans l’eau». Plus précisément, kapi peut se traduire par «ce qui avale les ténèbres», et āsam par «fleurir». Que fait donc fleurir dans l’eau le soleil qui dissipe les ténèbres? Il s’agit ici du lotus qui embellit tant de plans d’eau, car comme le soulignent plusieurs autres textes, les yeux de Vishnou s’apparentent à de somptueux pétales de lotus.

Divine protection

Yadava Prakash fut stupéfait de cette réponse, comme de la clarté d’esprit et de la dévotion naturelle de Ramanuja. Mais plutôt que de louer le talent de son élève, il vit en lui un rival qui menaçait de lui faire perdre sa position. Il projeta donc de le tuer, et organisa à cette fin un pèlerinage au cours duquel il comptait mettre son plan à exécution loin des regards.

Seuls quelques autres élèves les accompagnaient dans ce voyage, parmi lesquels un cousin de Ramanuja qui étudiait à la même école que lui et qui avait eu vent du diabolique dessein de Yadava Prakash. En cours de route, il en fit donc part à Ramanuja, qui se sépara du groupe à la faveur de la nuit pour s’enfuir à travers bois.

Après avoir couru aussi loin qu’il pouvait pour échapper au destin que lui réservait le maître, le jeune Ramanuja réalisa qu’il était perdu, et que cette forêt ne pouvait qu’abriter de nombreuses bêtes féroces. Au détour d’un sentier surgit alors devant lui un couple de chasseurs d’une beauté hors du commun et vêtus de peaux de daim.

— Tu sembles perdu, lui dit l’homme; es-tu seul?

— Plus maintenant, répondit Ramanuja, fort soulagé de cette rencontre.

— Nous pouvons t’aider à sortir de cette forêt si tu le veux.

— Volontiers, fut la réponse du jeune homme.

Chemin faisant à travers cette dense forêt, Ramanuja sentit mystérieusement grandir son amour pour Vishnou au fil des heures. Puis, l’homme se tourna et informa son protégé qu’ils allaient se reposer avant de poursuivre. Ramanuja tomba endormi presque aussitôt, et lorsqu’il se réveilla, quelque temps plus tard, quelle ne fut pas sa surprise de constater que le couple avait disparu et qu’il se trouvait aux portes de la ville de Kanchipuram. Il comprit alors que les chasseurs qui l’avaient sauvé et guidé n’étaient autres que Vishnou lui-même et la déesse Lakshmi. Il adressa aussitôt au Seigneur des prières de louange, de gratitude et d’amour.

À suivre.

Hommage à Ramanuja (1/2)