Suite de la série historique consacrée à la théorie de l’invasion aryenne, échafaudée dans le but de minimiser l’importance de la culture et des textes védiques.

Voir le volet précédent.

Regardons de plus près en quoi consiste la théorie qui fait la promotion de l’invasion à l’étude. La plupart des manuels d’histoire disent encore aujourd’hui que des nomades à peau claire connus sous le nom d’Aryens, plus ou moins barbares et parlant le sanskrit, ont envahi le sous-continent indien vers 1500 av. J.‑C. Ils seraient venus d’Asie centrale, à l’est de l’Europe, et auraient franchi les cols montagneux de l’Afghanistan jusqu’au nord-ouest de l’Inde.

Selon la version la plus répandue de la théorie formulée par le sanskritiste Max Müller et les linguistes du milieu du 19e siècle, les hordes d’Aryens assoiffés de conquête ont alors fait main basse sur les cités de la vallée de l’Indus avant de les détruire et de chasser plus au sud les survivants à peau sombre, où ils seraient devenus ce qu’on appelle les Dravidiens. Certains soutiennent toutefois une autre version de cette théorie, selon laquelle les Aryens auraient fait irruption dans la région de l’Indus après le déclin de ses principaux centres d’activité.

Situation de l’Asie centrale

Dans un cas comme dans l’autre, l’envahisseur, équipé de puissantes armes en fer, aurait ratissé les plaines de l’Indus en se déplaçant sur des chars tirés par des chevaux. Il aurait ensuite composé les Védas en l’espace de quelques siècles, répandu l’usage du sanskrit, imposé son système de castes et donné naissance à la grande civilisation du Gange.

Une théorie aux implications ciblées

Aussi ciblées que les ambitions de l’hypothétique envahisseur d’antan. Et aussi ciblées que celles du Raj britannique, lui tout à fait réel dans la deuxième moitié du 19e siècle. David Frawley, directeur de l’Institut américain d’études védiques à Santa Fe, a brièvement résumé les implications sociales et politiques de la théorie de l’invasion aryenne (TIA) dans un article publié par The India Times:

  • La TIA a servi à diviser l’Inde entre les «Aryens» au nord et les «Dravidiens» au sud, et à les rendre hostiles les uns envers les autres. Cette division continue d’être source de tensions, et contribue à ce jour à creuser l’écart entre les Indiens de haute caste (considérés comme des descendants des Aryens) et les Indiens de basse caste ou d’appartenance tribale (considérés comme des descendants des primitifs Dravidiens habitant l’Inde d’avant l’invasion).

  • La TIA a fourni aux Britanniques une excuse pour conquérir l’Inde. Il leur suffisait désormais de claironner aux Indiens qu’ils reprenaient vaillamment le flambeau de leurs illustres ancêtres aryens pour une fois de plus propulser leur société vers des jours meilleurs.

  • La TIA a fait de la culture védique un développement relativement récent et secondaire, d’origine caucasienne et subordonné au rayonnement du christianisme et de la civilisation occidentale.

  • La TIA a permis d’orienter l’étude des sciences sur des bases grecques en justifiant le rejet de toute référence aux Védas comme étant de nature primitive, puisque d’origine barbare. Les textes rédigés par les Aryens ne pouvaient qu’être fantaisistes et poétiques, voire mythologiques, sans réel fondement historique, sinon fortement exagéré.

Mais encore?

En frappant les Védas d’anathème, les linguistes et le régime colonial ont discrédité sans détour la généalogie hautement détaillée des Puranas ainsi que les longues lignées d’ancêtres ayant précédé des figures emblématiques telles que Krishna et Bouddha. Quant à la guerre du Mahabharata, elle a du coup perdu son statut de conflit dévastateur impliquant tous les grands rois du sous-continent pour ne devenir qu’une escarmouche entre princes régionaux de second ordre, montée en épingle par des panégyristes débordant d’imagination. L’intention était claire: priver le peuple indien de sa tradition ancestrale millénaire et de ses riches textes fondateurs.

En faisant dériver le sanskrit et les langues européennes apparentées d’une protolangue aryenne caucasienne ou moyen-orientale, les érudits occidentaux pouvaient jouer sur l’idée que le sanskrit n’était pas d’origine indienne, et que les tenants de la culture védique – les Aryens – venaient eux-mêmes de l’étranger.

En réduisant la lutte philosophique et métaphysique qui oppose la lumière et les ténèbres – lutte au cœur même des anciens textes védiques – à un banal affrontement entre un peuple à peau claire et un peuple à peau sombre, ou entre race supérieure et race inférieure, la théorie de l’invasion aryenne a abaissé les Védas au rang de poèmes primitifs écrits par des barbares sanguinaires. Et le message a tant et si bien été martelé qu’il a encore force de vérité au nord et au sud de l’Inde, dont l’histoire ancienne ne renferme pourtant aucune trace d’une telle rivalité.

Un stratagème délétère

Depuis près de deux siècles, les sommités linguistiques d’Occident dominent la joute après en avoir défini les règles. Tout ouvrage un tant soit peu sérieux continue d’insinuer que des guerriers blonds aux yeux bleus venus des abords de l’Europe ont envahi le sud de l’Asie et se sont ensuite mêlés aux primitifs indigènes pour donner naissance à la tradition védique et jeter les fondements de l’Inde moderne.

Ce savant stratagème a servi à asseoir la domination sociale, politique et économique de l’Occident sur l’Inde, et à prouver la supériorité de la culture et de la pensée des colonisateurs. Les tenants de la culture védique et les Indiens en général en sont venus à croire que leur héritage n’avait pas la grandeur qu’on leur avait enseignée. Que leur civilisation n’avait aucun fondement historique ou scientifique digne de ce nom. Que leurs racines se trouvaient quelque part en terre étrangère, et qu’ils n’avaient finalement que bien peu de poids dans le développement de la culture mondiale contemporaine.

Qui plus est, les Occidentaux les mieux pensants ont eux-mêmes fini par gober la couleuvre et perpétuer l’œuvre infâme des linguistes à la solde de l’Empire britannique. Si bien qu’on retrouve encore partout, y compris dans les ouvrages les plus savants, faussetés, mensonges, dates trafiquées et autres inventions de toutes pièces sur la culture et la civilisation védiques.

L’Empire britannique des Indes
présenté dans l’édition de 1909 de l’Imperial Gazetteer of India.

Voyez-y la marque de l’impérialisme culturel le plus crasse qui soit. Les sanskritistes et les indianistes férus de védantisme ont emboîté le pas, sur le plan intellectuel, aux manœuvres militaires, politiques, administratives et religieuses de la Compagnie des Indes orientales et de l’Empire britannique. Autrement dit, la théorie de l’invasion aryenne de l’Inde n’a aucun fondement scripturaire ou archéologique. Elle a honteusement troqué la science et l’érudition contre les idées reçues et la soif de domination. Les intentions de départ n’étaient peut-être pas toutes condamnables, mais les visées politiques et religieuses ont tôt fait de brouiller les cartes.

À suivre…

Torts et travers d’une fausse invasion