Suite de la série historique consacrée à la théorie de l’invasion aryenne, échafaudée dans le but de minimiser l’importance de la culture et des textes védiques.

Voir le volet précédent.

La théorie de l’invasion aryenne n’ayant fait l’objet d’aucun développement significatif depuis sa formulation, il était inévitable que certains chercheurs commencent à se poser des questions. Aucun élément de preuve de quelque nature que ce soit n’étant venu valider les hypothèses de départ, il était tout aussi inévitable que des critiques s’élèvent.

Notamment de la bouche des héritiers et défenseurs de la longue et riche tradition issue de l’Inde ancienne. Pas question pour eux d’accepter sans sourciller que leur histoire tout entière soit définie par une théorie que personne n’est parvenu à démontrer! Mais les titans de l’Ouest de leur répondre que leur fièvre nationaliste embrume leur jugement.

«Nous ne savons peut-être pas quand, comment ou pourquoi les Aryens ont envahi l’Inde, disent-ils naïvement, mais la chose demeure hautement probable, voire quasi certaine.»

En poussant le raisonnement plus loin, d’aucuns se sont même demandé si ce n’était pas en fait le contraire qui s’était produit. Puisque le sanskrit est apparenté à plusieurs langues européennes, qui dit que ce ne sont pas des représentants de la civilisation védique qui ont migré vers l’ouest et exercé leur influence sur les peuples vivant de l’autre côté du Caucase?

Retour de pendule

Sous l’angle de la linguistique comparée, on peut aujourd’hui résumer la question en ces termes: soit le sanskrit a été importé en Inde depuis l’étranger, soit il est indigène à l’Inde et il a été exporté vers l’étranger. À vous de choisir.

Les érudits occidentaux se sont imposés comme les fondateurs de la linguistique et de la philologie utilisées pour reconstituer l’histoire ancienne de l’Inde. Or, les érudits indiens ont formulé leur propre paradigme de l’antiquité védique à partir des mêmes méthodes académiques que celles utilisées par leurs vis-à-vis pour propager la théorie de l’invasion aryenne.

Cela ne fait bien sûr pas le bonheur de tous. Et même les plus modestes efforts pour remettre en question la théorie dominante sont souvent assortis de lourdes sanctions.

«Que nous veulent ces dilettantes, de s’indigner les indianistes occidentaux à la solde de l’ordre établi? Nous ne faisons que recueillir et interpréter des données selon des techniques reconnues.»

Mais de l’avis d’observateurs neutres, les défenseurs de la ligne toute tracée doivent prendre garde de trop jouer les victimes de rebelles aux intentions douteuses, car leur propre placard est déjà bien rempli de squelettes.

Linguistes et indianistes sont restés accrochés à l’idée de l’invasion aryenne de l’Inde au même titre que les biologistes qui prêchent le darwinisme. Dans le domaine des sciences naturelles, le modèle de Darwin, bien que constamment remanié pour tenter de colmater ses invraisemblances, demeure généralement accepté. De même, les indianistes ont beau avoir maintenant tendance à parler de migration plutôt que d’invasion, les fondations de leur champ d’étude n’ont guère changé depuis plus d’un siècle.

Assez de palabres

La théorie, c’est bien, mais il faut tôt ou tard des preuves tangibles à l’appui ou à l’encontre des hypothèses formulées pour faire avancer une question. L’archéologie s’est toujours avérée un outil de choix pour déterrer les secrets des civilisations passées. Et puisque la littérature védique offre peu d’information de nature à satisfaire un empiriste pur et dur sur la civilisation védique, la science des fouilles serait d’un grand secours pour valider ou invalider la théorie de l’invasion aryenne.

Sir John Hubert Marshall
Bromure de Walter Stoneman (1937)
National Portrait Gallery, Londres

Jusqu’au premier quart du 20e siècle, les fouilles réalisées dans la région ciblée n’ont cependant fourni que bien peu d’éléments permettant de recoller les morceaux du puzzle. Tous les sites géographiques mentionnés dans les textes anciens étaient bien connus, mais d’un point de vue archéologique, la préhistoire de l’Inde demeurait un parfait mystère.

Les années 1920 sont néanmoins le théâtre d’un revirement de taille à cet égard. Sir John Marshall, directeur général de la Commission archéologique de l’Inde, parvient à exhumer les villes de Harappa et Mohenjo-daro, distantes d’une soixantaine de kilomètres le long du fleuve Indus en territoire aujourd’hui pakistanais. Alors que beaucoup étaient encore persuadés que la préhistoire de l’Inde ne pouvait qu’être sombre et barbare, la découverte de ces deux villes fournissait la preuve d’une civilisation avancée dans la région datant d’au moins 4500 ans.

Vers la fin du 19e siècle, l’archéologue et historien Alexander Cunningham avait déjà entamé des recherches à Harappa, mais Marshall a été le premier à organiser des fouilles systématiques autour de l’Indus. Et ce sont ces fouilles qui lui ont permis, en 1924, d’annoncer au monde entier la découverte d’une nouvelle civilisation.

«Ce qui ressort clairement, sans l’ombre d’un doute, de Mohenjo-daro et Harappa, c’est que la civilisation dont témoignent ces villes n’a rien de récent. Déjà manifestement très ancienne, elle représente le fruit de plusieurs milliers d’années de développements humains en sol proprement indien. L’Inde doit donc désormais être reconnue – au même titre que la Perse, la Mésopotamie et l’Égypte – comme une des régions qui ont vu naître les premières sociétés civilisées.»

John Marshall, Mohenjo-daro and the Indus Civilization, vol. 1. Londres: Oxford University Press, 1931.

Avant ces découvertes, personne n’aurait imaginé qu’une culture locale évoluée ait pu précéder le rayonnement d’une présumée civilisation indo-européenne. Harappa et Mohenjo-daro balayaient cependant toutes les idées reçues en établissant la culture indienne comme la plus ancienne civilisation vivante connue.

À suivre…

Minute, papillon!