Suite de la série historique consacrée à la théorie de l’invasion aryenne, conçue dans le but de minimiser l’importance de la culture et des textes védiques.
Voir le volet précédent.
Jusque dans les années 1850, on s’entendait généralement pour dire que les Aryens étaient les ancêtres de la race blanche et qu’ils venaient d’Asie, vraisemblablement des environs de l’Himalaya. Plus précisément de l’Inde, selon certains chercheurs de la première heure, compte tenu du fait qu’on y trouvait la plus vieille langue connue – le sanskrit.
Avec l’implantation du Raj britannique, les indianistes et les sanskritistes – Max Müller en tête – préférèrent d’abord rester plus vagues, et situer le berceau des Aryens «quelque part en Asie». Toute référence à l’Inde dans l’équation fut d’ailleurs rapidement abandonnée au profit d’une origine plus centrale que méridionale, d’abord à l’instigation d’un linguiste du nom de Robert Latham, puis d’un autre en la personne de Lazarus Geiger, qui insistait sur le fait que les premiers indo-européens devaient avoir la peau claire et les cheveux blonds. Il n’en fallait pas plus pour qu’on se tourne du côté des pays germaniques.
Ah, ces linguistes…
On se rappellera que tout ce branle-bas fait suite à la spectaculaire découverte de Sir William Jones, au 18e siècle, concernant la parenté du sanskrit avec le latin, le grec et, par ricochet, nombre de langues européennes. Découverte qui a donné lieu à la création de la famille des langues indo-européennes et, dans la foulée, à la formulation de l’infâme théorie de l’invasion aryenne.
La discipline naissante de la linguistique fournissait un cadre attrayant et apparemment cohérent à l’idée d’une race originelle pure. Il va sans dire que les préoccupations ethniques et nationalistes qui agitaient le 19e siècle ont grandement contribué à qualifier de «scientifique» ce nouveau champ d’étude, qui ne disposait pourtant à l’époque d’aucun fondement digne de ce nom.
Les hypothèses d’ordre biologique, culturel, historique et linguistique ont fini par converger vers l’acceptation générale de l’existence d’une race primordiale, appelée tantôt indo-européenne, tantôt aryenne. Les autorités en place ont alors confié aux savants linguistes la tâche de retracer les mystérieuses mouvances de ce peuple protohistorique.
Pourquoi les linguistes? Essentiellement en raison du fait que l’antique et mystérieuse communauté humaine en question n’avait laissé aucune trace tangible, archéologique ou autre. On espérait donc une reconstruction de son passé à partir des variations linguistiques entre différentes régions et de leur évolution dans le temps. Reconstruction qui devrait permettre, croyait-on, de situer le berceau perdu de ladite race et d’en déduire les migrations et les couloirs d’invasion.
Certains scientifiques ont bien tenté de faire valoir que de simples rapprochements linguistiques ne suffisent pas à tirer des conclusions probantes sur l’origine d’un peuple ou d’une culture, mais sans succès. Comme l’a fait remarquer G. P. Singh, professeur d’histoire à l’université du Manipur:
«Les ressemblances entre certains mots en usage dans différentes régions du monde n’indiquent pas nécessairement que leurs locuteurs partagent une origine commune. Elles résultent le plus souvent de croisements interraciaux et de simples échanges socioculturels.»
Facets of Ancient Indian History and Culture, Delhi: D.K. Printworld (P) Ltd., 2003.
Qu’à cela ne tienne. Les travaux de cette nature ont bel et bien servi à formuler et renforcer la théorie de l’invasion aryenne. Reste et restera toujours que cette infâme théorie est issue de jongleries linguistiques purement spéculatives.
Aryen n’est pas ārya
Nous avons vu que Max Müller et ses collègues s’étaient inspirés du terme sanskrit ārya pour nommer l’hypothétique race supérieure à l’origine des peuples indo-européens de même que sa langue. Ils auraient pu choisir tout autre terme, mais ils ont été séduits par deux des sens possibles d’ārya : «noble» et «clair». Ainsi est né le mot «aryen».
On peut facilement comprendre l’intention de rapprochement avec les notions de race «supérieure» et «à peau blanche», mais dans un contexte d’invasion et de conquête, ces évocations faussent complètement l’idée exprimée par le mot sanskrit.
Premièrement, la noblesse d’un ārya en est une de caractère, et non de rang social; et sa clarté en est une d’esprit, et non de peau. Deuxièmement, ce terme sanskrit n’est jamais employé pour décrire des attributs de nature biologique ou raciale, c’est-à-dire transmis par le sang ou acquis de facto à la naissance. Non plus que pour désigner le locuteur d’une langue particulière. On ne qualifie d’ārya qu’une personne spirituellement évoluée qui brille par son sens éthique, sa droiture, son respect d’autrui et ses qualités humaines exemplaires.
Tout précepteur védique des temps passés comme de nos jours vous dira que la sagesse et la richesse des Védas sont le lot des āryas, des personnes qui façonnent leur vie sur leurs enseignements et qui en deviennent de parfaits exemples. Les tenants de la théorie de l’invasion mythique de l’Inde peuvent toujours s’appuyer sur leur définition des nobles Aryens pour justifier leur domination des peuples tenus pour inférieurs qu’ils sont venus conquérir, mais le critère védique de la noblesse et de l’élévation de soi n’a rien à voir avec la discrimination entre peuples supérieurs et peuples inférieurs.
De Charybde en Scylla
L’ārya est celui qui tire parti de sa forme humaine pour cultiver la connaissance de son véritable soi, du sens de la vie ainsi que de la cause et de la finalité de l’univers. Et qui développe parallèlement l’intégrité, la compassion et les autres qualités nobles. Bouddha a d’ailleurs lui-même repris ce terme sanskrit pour définir les principes de la noble vérité (ārya-dharma), propres à ceux et celles qui aspirent à s’élever spirituellement. Jamais ni lui ni aucun maître védique ne l’a employé en lien avec une race ou une langue.
Sans égard à ce qu’en disent les Védas, le mot «aryen» en est venu, à l’instigation de Müller et de ses compères, à revêtir un sens strictement étymologique et biologique. Müller aura beau tenter de se rétracter sur le choix de ce terme vers la fin du 19e siècle, le mal était fait. Les érudits s’en étaient emparés et l’Occident tout entier avait irrévocablement embrassé le mythe.
À tel point que le mythe finira par virer au cauchemar! Car, non seulement les linguistes ont ainsi détourné de son sens un important concept védique, mais ils ont par là même ouvert la porte à des excès plus graves encore.
Croix gammée et svastika
On pense aussitôt à la récupération de ce terme par un petit moustachu blondinet aux yeux bleus déterminé à établir la suprématie de la race germanique et à éliminer tous ceux qui menaçaient de souiller sa pureté. Mais il serait parfaitement injuste de jeter tout le blâme de la folie aryenne sur les épaules du Troisième Reich. Car au 19e siècle et au début du 20e siècle, le rêve d’une pure race aryenne hantait l’esprit des plus brillants universitaires européens. Et l’engouement pour ce spectre saupoudré de racisme et invoqué par les sanskritistes à l’aube de la linguistique comparée n’a pris fin qu’avec la chute définitive des Nazis et des espoirs qu’ils avaient exacerbés.
Compte tenu des abus commis en son nom, le mot «aryen» a fini par perdre son lustre et par être rayé d’à peu près toutes les lèvres. Thomas Trautmann, professeur d’histoire et d’anthropologie à l’université du Michigan, fait le point sur la question:
«Il n’est guère étonnant que le mot “aryen”, si populaire jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, soit devenu poison et ait systématiquement cédé le pas à “indo-européen”. On retiendra toutefois qu’il appartient aux linguistes d’avoir forgé le noyau du fascisme ascendant au 20e siècle!»
ARyans and British India, Berkeley: University of California Press, 1997, p. 14–15.
Cela dit, la théorie de l’invasion aryenne a malgré tout conservé son nom. Comme quoi certains y tenaient mordicus!
À suivre…