Suite de la série historique consacrée à la théorie de l’invasion aryenne, échafaudée dans le but de minimiser l’importance de la culture et des textes védiques.

Voir le volet précédent.

Thomas Babington Macaulay
(1800-1859)

Pendant que les cerveaux théorisaient sur une hypothétique race ancienne parlant une langue à l’origine du grec, du latin et de certains idiomes européens, l’Empire britannique était aux prises avec des considérations d’ordre très pratique. Devant l’effort colossal qu’allait exiger le contrôle absolu de l’Inde, il était impératif de mieux connaître son histoire, ses lois, ses traditions et sa littérature. Il était en outre évident que le soutien et l’appui d’un nombre important de collaborateurs et de partisans au sein même de la population indienne serait essentiel au maintien d’un régime de gouvernance viable.

Pour combler ce besoin, Thomas Babbington Macaulay, membre du Conseil suprême de l’Inde de 1834 à 1838, entreprit de mettre sur pied un système d’éducation sur le modèle du système britannique avec pour but de miner dans ses fondements l’héritage ancestral du peuple indien. Sans être missionnaire, Macaulay était le fils d’un pasteur presbytérien et d’une mère quaker, et il était persuadé que la conversion des hindous au christianisme pouvait résoudre tous les problèmes inhérents à l’administration de l’Inde. Il s’agissait donc de créer une élite – plus particulièrement de brahmanas – formée à l’européenne, prête à rejeter son patrimoine védique et à collaborer avec les Britanniques.

Friedrich Max Müller (1823-1900) Portrait photographique de Müller par Bassano (1883)

Pour parvenir à ses fins, Macaulay avait besoin d’une personne disposée à traduire et à interpréter les textes védiques de manière à persuader les générations montantes de la supériorité des textes bibliques. De retour en Angleterre, après de longues et fastidieuses recherches, il trouva un jeune érudit des Védas d’origine allemande, talentueux et sans le sou, qui accepta de relever le défi. Son nom: Friedrich Maximilian Müller, mieux connu sous le nom de Max Müller.

Macaulay usa de son influence auprès de la Compagnie des Indes orientales pour obtenir les fonds nécessaires à la traduction du Rig-véda. Müller était un nationaliste allemand pur et dur, mais il accepta de servir la cause du christianisme pour enfin bénéficier du soutien financier d’un important commanditaire lui permettant de réaliser ses ambitions personnelles.

En fin de compte, Müller était payé par la Compagnie des Indes orientales – donc par la Couronne britannique –, soucieuse de poursuivre ses visées coloniales, tout en œuvrant de concert avec des collègues motivés par l’établissement de la supériorité de la race allemande en promouvant le concept d’une race aryenne à peau blanche.

Blason de la Compagnie des Indes orientales

Avant tout, minimiser l’importance des Védas

Pour avoir publié – en plus de sa traduction du Rig-véda – les cinquante et un volumes d’une collection intitulée Sacred Books of the East, Müller s’est incontestablement imposé comme le père de l’indianisme. Son influence demeure d’ailleurs bien présente à ce jour. Mais sa tâche n’en demeurait pas moins ingrate.

Malgré l’évidente antiquité des Védas, pour minimiser leur importance, il ne fallait pas leur donner trop de poids historique. Fidèle à la tradition biblique, Müller devait d’ailleurs prendre en compte la date présumée de la création du monde, en l’an 4004 av. J.‑C. Les Védas ne pouvaient évidemment pas avoir été composés avant cette date!

Müller devait également tenter de convaincre les populations locales que leurs textes sacrés venaient en fait de l’étranger. Lui et d’autres linguistes eurent alors l’idée d’inventer le mot «aryen» (dérivé du sanskrit ārya) pour désigner l’hypothétique race supérieure des origines, les supposés ancêtres de race blanche des peuples indo-européens, de même que leur langue.

C’est ainsi que le sanskritiste le plus influent de son siècle en vint à décréter que l’Inde avait été envahie par les Aryens vers 1500 av. J.‑C. Que ces derniers avaient composé le Rig-véda environ trois siècles plus tard, et qu’ils avaient ensuite écrit les trois autres grandes divisions des Védas, puis les Upanishads, à intervalles d’à peu près 200 ans, le tout devant avoir été terminé avant l’avènement de Bouddha au 6e ou au 5e siècle avant notre ère.

La chasse aux Aryens

La manœuvre était osée, mais la théorie de l’invasion aryenne permettait au Raj britannique de bénéficier d’un précédent historique justifiant son rôle et son statut. L’empire colonial pouvait en effet arguer qu’il s’employait à transformer l’Inde pour le mieux, tout comme les Aryens l’avaient fait par le passé.

L’évocation d’une race aryenne originelle, supérieure, pure et blanche, eut un écho des plus favorables en Europe. Les intellectuels du 19e siècle rivalisaient d’arguments comparatifs entre les races. Fascinés par la multiplication des colonies européennes à travers le globe, ils étaient persuadés que les cultures occidentales trônaient à l’apogée de l’espèce humaine. Or, voilà que les linguistes faisaient état d’une langue primordiale parlée par un unique peuple à l’origine de tous les Européens modernes. Des différents peuples européens, lequel pouvait bien être ce peuple pur entre tous? Et où s’en trouvait la terre mère?

Chaque nation européenne était en quête d’un haut lignage et d’une ascendance prestigieuse. Depuis longtemps déjà, l’aristocratie espagnole se réclamait de sang wisigoth. Les Français tentaient de fonder leur supériorité sur Vercingétorix et ses Gaulois ou sur Charlemagne et ses Francs. Les Anglais s’évertuaient pour leur part à trouver une souche noble parmi leurs ancêtres bretons, anglosaxons, vikings et normands.

Et le gagnant est…

Les Allemands étaient à ce titre les mieux nantis du lot, car leur histoire faisait de leur royaume le berceau même des Wisigoths, des Francs et des Anglosaxons auxquels leurs voisins cherchaient à retracer leurs racines.

En guise de renfort, les anthropologues se mirent à étudier les différentes morphologies européennes et à mesurer les crânes afin de déterminer leurs caractéristiques les plus avantageuses. Leur conclusion, dans la seconde moitié du 19e siècle, fut sans équivoque: le crâne allongé et le physique type des nordiques se révélaient nettement plus nobles que le crâne plus large et l’anatomie plus ramassée des Européens du Sud!

Joseph-Arthur de Gobineau (1816-1882)

Après avoir évalué la capacité de différentes races à incarner les descendants les plus directs des mythiques Aryens de la théorie nouvellement formulée, il fut donc aisément déterminé que le peuple béni devait être de type caucasien. Et comme l’Histoire était alors perçue comme l’expression même de la loi du plus fort, le peuple en question était tout désigné pour avoir envahi et conquis l’ensemble du sous-continent indien.

Comme si ce n’était pas suffisant, un ethnologue français, Joseph-Arthur de Gobineau, comte de son état, fonde alors sur ses longues années d’études historiques, ethnologiques et anthropologiques une théorie visant à établir la supériorité de la race blanche sur toutes les autres. Pour couronner le tout, il affirme dans son Essai sur l’inégalité des races humaines que les peuples germaniques sont ceux qu’il convient d’appeler Aryens, soit le pinacle de l’humanité. Rien de moins.

À suivre…

Pressant besoin d’acculturation