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Dans la série «Les neuf clés de la bhakti».

Voir les volets précédents.

Les parents, tout particulièrement la mère, sont souvent cités comme de parfaits exemples d’amour inconditionnel du fait de la relation qu’ils entretiennent avec leurs enfants. Tout parent sain et normalement constitué se donne en effet sans compter pour nourrir ses enfants, assurer leur protection et veiller à leur développement dans les meilleures conditions possibles. Ce même exemple reflète bien l’état d’esprit qui sous-tend la septième clé de la bhakti, celle du don de soi dans une attitude de service sans réserve (dasya en sanskrit).

Je vous ai déjà entretenu de la notion de service en spiritualité. Le service n’est rien de moins que le dharma éternel de chaque être, sa fonction inhérente, immanente et intrinsèque, indissociable de son essence, et il s’exprime dans toutes les facettes de son existence. De même que le propre de l’eau est d’être liquide et que celui du feu est de réchauffer, la fonction essentielle de l’âme est de servir.

Personne, pas même le plus farouche des individualistes rebelles, ne peut se soustraire à sa fonction première. Nous servons tous quelqu’un ou quelque chose. Souvent même plusieurs personnes et plusieurs causes. Nous assurons notre subsistance en servant un employeur ou, si nous sommes à la tête d’une entreprise, en servant ses intérêts et ceux de ses employés. Nous constituons notre foyer en servant notre conjoint.e et nos enfants. Nous poursuivons nos idéaux en servant la société, une cause humanitaire ou quelque organisme caritatif. Nous servons nos institutions et notre communauté, voire la patrie… Le fait est que nous servons constamment, consciemment ou non. Même en nous coupant de tout, nous sommes irrémédiablement amenés à servir ne serait-ce que nos besoins primaires, nos sens et notre mental, perpétuellement en quête de plaisir.

Un pas de plus

Ce qui distingue les multiples formes de don de soi matérielles de leur pendant spirituel, c’est d’abord et avant tout l’objet du service et la conscience dans laquelle il est accompli. La spiritualité débute lorsqu’on entreprend de servir les intérêts de l’âme au-delà de ceux du corps. Nous devons tout naturellement combler nos besoins physiques, affectifs et intellectuels; mais quiconque cherche à se développer spirituellement doit en parallèle cultiver la science de la réalisation de soi.

C’est en mettant ses sens et son intelligence au service de la quête de l’Absolu qu’on en vient à spiritualiser sa fonction première. Or, dans le cadre du bhakti-yoga, le spiritualiste franchit un pas de plus en s’appliquant à servir directement l’Absolu dans sa forme personnelle (Bhagavan), au-delà de son aspect impersonnel diffus dans l’ensemble de l’univers (Brahman) et de son aspect localisé dans le cœur de chaque être, en chaque atome et entre les atomes (Paramatma).

Pour avoir pris conscience du fait que, dans sa réalité ultime, le Suprême est une personne, à l’origine aussi bien du Brahman que du Paramatma, le yogi mise sur cette clé de la bhakti pour étoffer et enrichir sa relation avec le Seigneur des seigneurs en se donnant à lui corps et âme.

En pensée, en parole et en acte

Le service devient alors dévotion empreinte d’amour. Le bhakta s’emploie ainsi dans ses gestes, petits et grands, à agir pour le plaisir du Divin dans l’une ou l’autre de ses formes. Il lui offre la nourriture qu’il prépare pour ensuite en partager les reliefs sanctifiés. Il lui offre fleurs, encens et autres marques de gratitude et d’affection dans l’intimité de son foyer ou en quelque lieu de culte. Il lui offre ses pensées en se remémorant ses gloires. Il lui offre ses paroles en psalmodiant ou en chantant des mantras à travers lesquels il communique avec lui. Autant de façons de purifier son cœur et son esprit de manière à se rapprocher toujours plus de son Seigneur adoré.

Plus il progresse dans la voie de la réalisation spirituelle, plus le bhakti-yogi s’efforce de servir le Suprême en servant son vœu le plus cher, qui est de voir tous les êtres retrouver le bonheur éternel en reprenant conscience de leur nature spirituelle et en embrassant la réalité dans son intégralité, au-delà de son mince vernis matériel.

Mille et un moyens s’offrent à celui ou celle qui désire élever sa faculté de servir au niveau spirituel. Certains consacrent une partie de leurs revenus à la construction et au maintien de lieux favorisant le rapprochement des personnes désireuses de s’enquérir de l’Absolu et de partager des expériences spirituelles au contact de yogis plus expérimentés. D’autres se vouent à la publication, à la distribution et à la diffusion d’ouvrages destinés à promouvoir la connaissance spirituelle. D’autres encore mettent simplement une partie de leur temps au service de toute œuvre ou institution à vocation spirituelle qui favorise une saine intendance de la nature ou une gestion éclairée des communautés humaines, petites et grandes. Toujours pour la plus grande gloire du Divin et le plus grand bonheur des âmes oublieuses de leur relation éternelle avec l’Absolu.

On n’est jamais mieux servi
qu’en servant le maître des maîtres

Bien que personne ne puisse se soustraire à sa fonction première, nombreux sont ceux qui servent à contrecœur et qui préféreraient qu’on les serve. Ceux qui en ont les moyens se font d’ailleurs servir dans toute la mesure du possible. Mais cela ne change rien au fait qu’ils sont eux-mêmes constamment au service de quelqu’un ou de quelque chose.

La reconnaissance de son identité essentielle d’âme infinitésimale au service du Grand Tout exige un minimum d’humilité. Humilité d’ailleurs elle-même essentielle à tout progrès spirituel. Jamais un bhakti-yogi n’aspire à devenir Dieu ou ne se prétend tel. Il sait ne faire qualitativement qu’un avec le Divin de par sa nature spirituelle, tout en étant quantitativement éternellement distinct de lui, puisque l’âme reste une étincelle infiniment petite alors que le Divin est infiniment grand, et ses pouvoirs, sans limite. Aussi le bhakta développe-t-il une attitude de service positive et se considère-t-il, non pas comme celui à qui l’on devrait offrir tout respect et tout honneur, mais bien plutôt comme l’humble serviteur du serviteur du serviteur de l’Absolu.

Il retire ainsi tous les bienfaits associés au service du Suprême, à l’instar d’une personne au service d’un roi ou d’une reine qui bénéficie à peu de choses près des mêmes avantages que son maître ou sa maîtresse. Autrement dit, c’est en se dévouant au service du plus grand des grands qu’on retire la plus grande satisfaction. Le bhakti-yogi en a pleinement conscience, et c’est la raison pour laquelle il s’emploie à servir le Seigneur avec amour, inconditionnellement, sans rien attendre en retour. Il comprend que plus on se donne, plus on est heureux, et que rien ne lui procure plus de satisfaction que d’agir pour la satisfaction de son Seigneur.

La puissance du service empreint d’amour et de dévotion est telle, qu’elle réduit considérablement le fardeau des réactions karmiques accumulées au fil d’innombrables vies. Et le Naradiya Purana conclut bien le propos en affirmant qu’une personne qui met sa faculté de servir en pensée, en parole et en acte au service de l’Absolu, voire qui aspire simplement à le faire, doit être considérée comme une âme libérée. Tel est le pouvoir de cette septième clé de la bhakti.

Le yoga du don de soi