Brahma, Vishnou et Shiva, qui incarnent et gouvernent respectivement
les forces d’influence de la passion (rajas), de la vertu (sattva) et de l’ignorance (tamas).


Comment expliquer qu’un enfant soit casse-cou, brise-fer ou turbulent alors qu’un autre est naturellement calme, ordonné ou obéissant? Qu’une personne soit foncièrement malhonnête, cynique ou sans-gêne alors qu’une autre est plutôt généreuse, affable ou réservée? L’éducation, le milieu de vie et le contexte socio-économique, entre autres facteurs, conditionnent à n’en point douter nos acquis, et par le fait même nos attitudes et nos comportements. Mais avant l’acquis, il y a l’inné, c’est-à-dire la fibre même de chaque individu, sa nature première et ses tendances naturelles. Qu’est-ce donc qui explique que tout le monde ne part pas du même pied?

Selon les Védas, les attributs cardinaux et les conditions de vie d’une personne à son arrivée dans le monde résultent directement de son karma, c’est-à-dire des conséquences de ses actes passés. Chacune de nos actions est assortie d’une réaction proportionnelle – un principe universel ultérieurement codifié par Sir Isaac Newton sous forme de loi fondamentale en physique. Autrement dit, nous récoltons ce que nous avons semé.

Cela suppose évidemment au moins une sinon plusieurs vies antérieures. Un a priori qui a d’ailleurs beaucoup de sens, sans lequel bien malin qui saurait expliquer ce qui fait qu’un enfant naît avec une cuillère d’argent dans la bouche alors qu’un autre voit le jour dans la fange d’un bidonville. Pure chance ou malchance? Lorsqu’on réalise que rien n’est laissé au hasard dans l’univers, il y a sérieusement lieu de chercher une autre explication. Et personne n’en a encore trouvé de meilleure que le combo karma-métempsychose.

Les textes védiques élaborent sur la question en précisant que les résultantes du karma se manifestent par l’entremise des forces agissantes de l’énergie matérielle que sont les gounas. Je vous ai déjà présenté les gounas dans un billet antérieur, que je vous invite à lire ou à relire au besoin, mon propos étant ici d’explorer plus avant en quoi elles façonnent nos existences.

Trois marionnettistes

Rappelons simplement ici que ces forces agissantes ou influences maîtresses sont au nombre de trois et qu’elles ont conventionnellement pour nom «vertu» (sattva-gouna), «passion» (rajo-gouna) et «ignorance» (tamo-gouna). Conventionnellement, car sattva réfère plus largement à la pureté, à l’intégrité et à l’équilibre; rajas à la vigueur, à l’impulsion et au mouvement; et tamas à l’obscurité, à la bassesse et à l’inertie.

Représentation des trois forces maîtresses de l’énergie matérielle qui, telles des marionnettistes,
tirent les ficelles des gestes, paroles et pensées de toute âme conditionnée.

Selon son karma, une personne hérite d’un corps dans lequel elle pourra poursuivre son cheminement à partir du point même où il s’est interrompu au terme de sa vie précédente. Et ce corps – sa taille, son apparence et sa constitution – se veut l’expression d’un agencement précis, complexe et unique des trois forces agissantes que sont les gounas. Leur influence continue en outre de s’exercer tout au long de notre existence, tant et aussi longtemps que nous nous soumettons à leur pouvoir en nous identifiant au corps dont nous avons hérité sous l’effet de l’oubli que nous ne sommes pas ce corps, mais bien l’âme qui l’habite.

Une infinie variété de combinaisons possibles

Pour mieux comprendre le rôle des gounas dans nos vies, des exemples concrets de ces influences maîtresses peuvent s’avérer utiles. J’en ai donc relevé quelques-uns à partir de la Bhagavad-gita, du Bhagavat Purana et des Upanishads. Rappelez-vous cependant que ces influences n’opèrent pas en vase clos, et que chacune d’elles se voit teintée par les autres à différents degrés, ce qui donne lieu à d’innombrables mélanges de nature et d’intensité variables. C’est d’ailleurs ce qui fait que chaque personne est unique en soi.

Traits généraux d’une personne selon l’influence des gounas

Sattva-gouna : véracité, discernement, discipline, fidélité, compassion, générosité, simplicité, humilité, sérénité.

Rajo-gouna : convoitise, audace, combativité, impulsivité, acharnement, orgueil, avidité, fort besoin de reconnaissance, condescendance.

Tamo-gouna : indolence, déraison, intolérance, irascibilité, mesquinerie, hypocrisie, paresse, défaitisme, couardise, parasitisme.

Disposition d’esprit

Sattva-gouna : Esprit philosophique axé sur la connaissance et la réalisation de soi.

Rajo-gouna : Esprit pratique ancré dans l’action et la recherche de résultats matériels.

Tamo-gouna : Esprit iconoclaste porté sur la recherche de la facilité et n’ayant cure de sombrer dans l’illégalité.

Préférences alimentaires

Sattva-gouna : Aliments sains, entiers, frais, juteux, riches et réconfortants.

Rajo-gouna : Aliments amers, acides, salés, épicés, piquants, secs et stimulants.

Tamo-gouna : Aliments frelatés, défraîchis, sans goût, putrides ou rassis.

Façon d’agir

Sattva-gouna : Par sens du devoir, conformément aux valeurs et principes universellement établis, et sans attachement aux résultats.

Rajo-gouna : Par intérêt personnel, ostentatoire et axée sur l’obtention de biens ou d’avantages matériels.

Tamo-gouna : Sans conviction, sans égard aux normes et règles de mise, sans souci de qualité, à l’encontre de son propre bien et de celui d’autrui.

Intelligence des choses

Sattva-gouna : Compréhension de ce qu’il convient de faire ou non, de ce qui est libérateur ou au contraire cause d’entrave.

Rajo-gouna : Difficulté à distinguer le vrai du faux, le spirituel du non-spirituel, de même que l’action bénéfique de l’action préjudiciable.

Tamo-gouna : Méprise des justes principes de vie comme étant malsains, et des comportements contraires au bien de tous comme étant acceptables et souhaitables.

Tant de ficelles invisibles…

Ainsi présentés, isolément et en termes nettement distinctifs, ces exemples d’influences des gounas semblent presque caricaturaux. Retenons cependant qu’il s’agit de manifestations extrêmes de ces influences, fournies à titre indicatif des orientations propres à chacune.

Lorsqu’on sait que ces modalités et tonalités s’agencent et se recoupent savamment pour tisser la trame de fond et définir les modes d’action et de réaction de chaque individu sur la base de ses expériences passées, on comprend mieux que les goûts et tendances de chacun ne lui tombent pas dessus comme par hasard, … et qu’il ne soit pas facile d’en changer.

Les modes d’influence de la nature matérielle sont aussi rigoureux que les lois de la nature elle-même. Le rôle des gounas est de faire en sorte que nous récoltions exactement ce que nous avons semé afin de nous amener à en tirer les leçons qui s’imposent. Et pour peu que nous tentions de modifier nos façons d’être, les gounas ont tôt fait de nous rappeler d’où nous venons pour tester notre réelle volonté d’en changer. Chassez le naturel, et il revient au galop!

Au-delà des gounas

Que nous souhaitions changer en nous une attitude ou un comportement, le défi reste le même: nous devons couper certains des liens à travers lesquels les trois forces d’influence maîtresses de la nature matérielle nous font danser au diapason de nos désirs les plus profonds.

Pour avoir plus d’une fois cherché à nous défaire d’un vilain défaut ou d’une habitude malsaine, nous savons tous que la tâche n’est pas facile. Toute victoire en ce sens est donc digne de mention. Mais en adoptant une nouvelle attitude ou un nouveau comportement, nous créons de nouveaux liens karmiques. Autrement dit, nous donnons de nouvelles armes aux gounas!

La seule façon de rompre le cycle et de s’affranchir de l’influence des gounas consiste à changer non seulement ce qu’on souhaite corriger ou améliorer sur le plan physique, émotionnel ou intellectuel, mais notre conception même de la vie. Les gounas n’ont en effet d’emprise sur nous que tant et aussi longtemps que nous entretenons une conscience matérielle de l’existence, que nous nous identifions à notre corps et continuons à agir sur le plan karmique.

Il importe donc de comprendre et de réaliser que nous sommes des êtres de nature spirituelle. Que nous ne vivons que temporairement à l’intérieur d’un corps matériel. Et que nous devons cultiver activement la connaissance et la conscience de notre identité véritable pour apprendre à agir sur le plan spirituel plutôt que sur le plan matériel. Alors seulement briserons-nous la roue du karma et couperons-nous toutes les ficelles de nos diligentes marionnettistes.

«Cette énergie divine que constituent les trois gounas est difficile à surmonter. Mais celui qui s’abandonne au Suprême en triomphe aisément.»

Bhagavad-gita 7.14
Les gounas en action