La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…

Voir l’épisode précédent.

Le rajasouya

Après avoir entendu le récit de la mise à mort de Jarasandha, le roi Youdhishthira se sentit fort heureux, et prononça ces mots:

«Mon cher Krishna, éternel, omniscient et bienheureux, tous les hauts responsables des affaires de ce monde, dont Brahma, Shiva et Indra, brûlent sans cesse de recevoir et d’accomplir tes ordres. Bien qu’il nous arrive de tirer vanité de notre condition et de nous croire rois et maîtres du monde, tu es seul suprême, absolu et sans limites. Mais par amour pour nous, voilà que tu te plies toi-même à nos ordres avec une grâce insigne.

«D’aucuns s’étonnent de te voir jouer le rôle d’un homme ordinaire, mais nous pouvons comprendre que tu le fais à la manière d’un acteur de théâtre. Ta véritable position demeure à jamais inchangée, comme celle du soleil, qui toujours demeure à la même température, aussi bien au levant qu’au couchant, alors que nous ressentons un écart de température entre l’aube et le crépuscule.

«Tu es Dieu, l’Être souverain, le Brahman suprême, hors de toute dualité et de toute relativité. Les distinctions matérielles fondées sur les notions de «je», «moi» et «mien» n’ont aucune emprise sur ta personne. Elles n’ont cours que dans l’esprit des âmes conditionnées par une conception erronée de leur véritable nature. Ceux qui se vouent à ton service avec amour et dévotion en sont d’ailleurs affranchis tout autant que toi.»

Glorieuse assemblée

Après avoir glorifié Krishna de la sorte, le roi Youdhishthira s’affaira à préparer l’accomplissement du rajasouya, le grand sacrifice qui le sacrerait empereur du monde. Il invita tous les brahmanas et les sages à y prendre part, et leur assigna différentes responsabilités à titre de prêtres officiants dans l’arène sacrificielle. Il invita en outre de respectables anciens, tels Dronacharya – l’illustre maître d’armes –, Bhishma – l’aïeul des Kourous –, le grand bhakta Vidoura et le roi Dhritarashtra, dont il invita par ailleurs les cent fils, avec à leur tête Duryodhana. Sans oublier les rois des différentes parties du monde ainsi que leurs reines, ministres et secrétaires, de même que divers représentants de toutes les couches de la société.

Tous les grands dévas, escortés de leur entourage respectif, ainsi que les divers habitants des systèmes planétaires supérieurs répondirent également à l’invitation du roi Youdhishthira. Souverains, sages et dévas assemblés sur le lieu du sacrifice furent unanimes à reconnaître que le roi Youdhishthira possédait toutes les qualités requises pour entreprendre l’accomplissement du rajasouya. La position du roi était parfaitement connue de tous; grand dévot de Krishna, nulle entreprise n’était pour lui impossible.

Le rajasouya de Youdhisthira
Gouache et or sur papier – École Kangra (1825-1850)

Les officiants aménagèrent l’arène sacrificielle à l’aide d’une pioche en or et en accord avec les moindres règles régissant l’accomplissement des rites védiques. Ils initièrent ensuite le roi Youdhishthira en tant qu’auteur du grand sacrifice, et veillèrent à ce que le rajasouya soit accompli dans la plus pure tradition.

Aucun détail ne doit être négligé

La coutume védique voulait que lors d’un tel sacrifice, les participants se voient offrir le jus de la plante connue sous le nom de soma, tenu pour être une sorte d’élixir de vie. Le jour où fut extrait le jus de soma, le roi Youdhishthira reçut avec grand respect le prêtre spécialement engagé pour détecter toute faille dans les procédures sacrificielles. C’est que pour exercer leur plein pouvoir, les mantras védiques doivent être prononcés à la perfection, et modulés avec l’accent approprié; si les prêtres assignés au chant des mantras commettent une erreur quelconque, «l’arbitre» corrige aussitôt l’impair afin que les rites s’accomplissent comme il se doit et que le sacrifice porte pleinement ses fruits.

Dans l’âge de Kali, l’âge de fer védique dans lequel nous nous trouvons, tout sacrifice védique est d’ailleurs interdit, car il n’existe plus de brahmanas maîtrisant parfaitement cette science. Le seul grand acte sacrificiel permis et même fortement recommandé à notre époque par les textes faisant autorité en la matière est le chant du mantra Hare Krishna, Hare Krishna, Krishna Krishna, Hare Hare; Hare Rama, Hare Rama, Rama Rama, Hare Hare.

Une autre pratique importante lors d’un rajasouya consistait à révérer en tout premier lieu le plus éminent personnage de l’assemblée. Cette cérémonie portait le nom d’agra-pouja, et pouvait se comparer à l’élection d’un président d’assemblée. Lorsque tous les préparatifs du sacrifice de Youdhishthira eurent été achevés, on commença donc à se demander à qui reviendrait cet honneur. Tous les membres de l’assemblée étaient hautement respectables; certains proposèrent donc d’élire tel ou tel autre d’entre eux, tandis que d’autres souhaitaient plutôt voir élu l’un des leurs.

Digne des premiers honneurs

Nulle décision définitive ne paraissant émerger des discussions, Sahadéva prit la parole:

«Krishna, le plus éminent des membres de la dynastie Yadou, est sans conteste la personne la plus prestigieuse de cette assemblée. Je pense donc qu’il n’y aura aucune objection à ce qu’on lui fasse l’honneur des premières offrandes.

«Bien que des dévas tels Brahma, Shiva et Indra – le roi des planètes édéniques – ainsi que de nombreuses autres personnalités marquantes soient ici présents, nul ne peut surpasser ni même égaler Krishna en termes de richesses, de puissance, de renommée, de sagesse et de renoncement, ou de toute autre considération. Toute excellence trouve en effet son origine en Krishna.

«De même qu’une âme individuelle agit comme le principe vital et essentiel d’un corps matériel, Krishna représente l’Âme suprême de l’entière manifestation cosmique. Et toutes les formes de disciplines et d’observances rituelles prescrites dans les Védas – aussi bien l’accomplissement de sacrifices que l’offrande d’oblations dans le feu, le chant d’hymnes sacrés et la pratique des nombreuses formes de yoga – ont pour but de réaliser Krishna. Que l’on suive la voie de l’action intéressée ou celle de la spéculation philosophique, l’objet ultime en demeure Krishna, et toute approche à la réalisation spirituelle a pour but final de connaître Krishna.

«Ô nobles personnalités, il est superflu de s’étendre ici sur les gloires de Krishna, puisque chacun d’entre vous connaît déjà le Brahman suprême, chez qui n’existe aucune distinction entre le corps et l’âme, entre l’énergie et sa source, ou entre une partie du corps et une autre. Comme tous les êtres font partie intégrante de Krishna, il n’y a non plus aucune différence qualitative entre lui et eux. Tout ce qui existe, le matériel comme le spirituel, procède des énergies de Krishna. En lui repose la cause primordiale de la création, du maintien et de la dissolution de l’univers, ainsi que l’origine et la fin de tout ce qui est.

«Il ne fait donc aucun doute que Krishna doit se voir offrir les premiers honneurs de ce grand sacrifice, et j’estime que nul n’a lieu de diverger de cette opinion. De même qu’en arrosant la racine d’un arbre, ses branches, brindilles, feuilles et fleurs s’en trouvent naturellement nourries, si nous honorons d’abord Krishna, toutes les personnes ici réunies se trouveront comblées.»

Après avoir ainsi brièvement souligné les gloires de Krishna, Sahadéva se tut, et tous les membres de cette grande assemblée sacrificielle l’applaudirent chaudement et confirmèrent ses paroles de façon répétée en s’exclamant encore et encore: «Tout ce que tu as dit est en tous points parfait.»

Ayant ainsi obtenu l’approbation de toutes les personnes présentes, le roi Youdhishthira fit acte d’adoration envers Shri Krishna suivant les règles prescrites dans les Védas. Tous les membres de l’assemblée se levèrent en joignant les mains en signe d’hommage respectueux, et des pluies de fleurs tombèrent du ciel sous des chants de louange.

L’épopée du Mahabharata – Épisode 39