

Suite de la série consacrée aux quatre versets de la Bhagavad-gita tenus pour incarner l’essence de ce monument de sagesse.
Voir le volet précédent.
Après avoir établi que la Vérité absolue est en fin de compte une personne, au-delà de ses aspects impersonnel et omniprésent, et que les êtres qui en ont conscience n’ont de cesse de chercher à se rapprocher d’elle, le second verset de notre quatuor dépeint sommairement ces êtres éclairés.
Le tout premier de leurs attributs est qu’ils absorbent leurs pensées dans l’objet de leur quête (mat-cittāḥ), comme toute personne déterminée à atteindre un objectif, à la différence que l’objectif des âmes éveillées à l’existence du Divin est de nature spirituelle.
De même que nous abritons notre corps dans une demeure physique, nous abritons nos pensées dans une demeure intérieure, et la qualité de cette demeure dépend de ce que nous y mettons.
À quoi pensons-nous lorsque nous n’avons pas à nous concentrer sur une tâche particulière et que notre esprit vagabonde? À notre famille? À nos amis? À un éventuel voyage? À quelque préoccupation d’ordre professionnel, économique ou sociopolitique? Ce sont là des pensées légitimes, certes, mais de nature fugace; elles ne nous offrent qu’un refuge temporaire et incertain.
Les âmes conscientes de leur nature spirituelle et de la suprématie de l’Absolu tournent quant à elles leurs pensées les plus chères vers leur source et leur soutien ultime, où elles trouvent un refuge sûr et pérenne. Un refuge dont l’atmosphère saine dissipe les distractions qui détournent leurs pensées de leur objet le plus précieux. Un refuge empreint du bonheur inexhaustible que procure la présence de l’Infiniment fascinant. Telle est la portée du premier segment de la première partie du verset à l’étude.
Une cause plus grande que soi
Le deuxième segment réitère que les âmes qui détiennent ce savoir se vouent tout entières au Seigneur des seigneurs (mat-gata-prāṇāḥ). Elles continuent bien sûr à vivre comme tout le monde, à travailler, à élever leurs enfants, à jouir de la vie avec les leurs. Ce qui les distingue, c’est l’esprit dans lequel elles le font.
Plutôt que de rechercher leur satisfaction personnelle à travers leurs relations avec les autres et leur rapport au monde qui les entoure, les êtres éveillés au sens de la vie centrent leurs pensées, leurs paroles et leurs actes sur la conscience du fait qu’ils font partie du Grand Tout, et que leur rôle consiste à servir ce Grand Tout comme un rouage d’une formidable machine.
Le mental est constamment actif, même lorsque le corps est fatigué, voire endormi. Mais à quoi pensons-nous. Si nous laissons le mental s’égarer dans tous les sens, nous devenons improductif et perdons rapidement de vue le but de notre existence. Aussi le sage s’efforce-t-il de tout voir en lien avec l’Absolu dont il n’est qu’une des innombrables manifestations, ce qui lui permet de rester constant dans sa quête du plein accomplissement de soi.
Il s’applique en outre à servir une cause plus grande que lui-même pour son plus grand bien et celui de l’humanité tout entière, et il n’y a pas de plus grande cause que celle de servir le bienfaiteur de tous les êtres en œuvrant à élever sa propre conscience et celle de ses semblables au-dessus des seules préoccupations matérielles que ne manque pas de susciter notre quotidien.
De la pensée à la parole et aux actes
Le premier segment de la deuxième partie du second verset essentiel de la Gita présente un autre attribut majeur des êtres éveillés à leur nature spirituelle et déterminés à raviver leur relation avec le Bienheureux: ils s’emploient inlassablement, chaque fois qu’ils en ont le loisir, à en apprendre toujours plus sur l’Être suprême, à chanter ou psalmodier ses noms divins (mantra-yoga) et à s’entretenir entre eux de ses gloires infinies et de ses divertissements sublimes (bodhayantaḥ parasparam kathayantaś ca mām nityam).
Cette particularité souligne une fois de plus la différence entre une connaissance purement théorique et un savoir intégré qui se reflète dans l’action. Beaucoup de gens disent croire en l’existence d’une forme d’intelligence ou de puissance supérieure, ayant intuitivement le sentiment de faire partie de quelque chose de plus grand qu’eux, mais sans pour autant faire l’effort de chercher à mieux connaître la source de tout ce qui existe, la Cause de toutes les causes et leur propre lien à l’Absolu. C’est là ce qui distingue les âmes résolues à percer le mystère de leur origine, de leur raison d’être et de leur finalité, et qui prennent les moyens de parfaire leur existence en exploitant non seulement leurs ressources matérielles, mais aussi leur potentiel spirituel.
Le fait de partager ce savoir contribue par ailleurs à tisser des liens plus étroits avec ses semblables et à élargir le cercle des gens attentifs aux autres, respectueux de leur environnement et soucieux de faire fond sur le fait qu’ils ne sont pas leur corps pour élever leur conscience à un niveau supérieur. Une situation somme toute gagnant-gagnant!
De la théorie à la pratique
Et que nous dit le dernier segment de ce verset? La forme d’engagement actif dont il est ici question, tant pour élargir sa connaissance de soi et du Divin que pour partager ce savoir et s’investir avec amour au service de la Cause de toutes les causes en pensées, en paroles et en actes procure la plus grande satisfaction et le plus grand bonheur qui soient (tuṣyanti ca ramanti ca).
Revenons sur le tandem théorie-pratique. Prenons l’exemple d’une personne qui se dit profondément solidaire de sa communauté, mais qu’on ne voit rien faire de particulier pour la communauté. Quelqu’un ne manquera pas de lui demander: «Es-tu vraiment aussi solidaire que tu le dis?» Si l’autre lui répond qu’elle pense constamment à la communauté et qu’elle est solidaire de tous ses membres en son for intérieur, elle risque fort de se voir rétorquer: «Comment se fait-il donc que l’objet de tes pensées ne devient jamais l’objet de tes actes?»
C’est l’investissement de soi dans l’objet de sa quête humaine qui donne non seulement d’absorber ses pensées en l’Absolu, mais aussi de servir sa propre cause en le servant de tout son cœur et en s’efforçant de toujours mieux le connaître, de partager ses gloires et de se rapprocher intimement de lui en invoquant son nom. Autrement dit, l’action devient naturellement l’expression du savoir. Et c’est lorsque la spiritualité cesse d’être un vague sentiment pour devenir un mode de vie que se fait jour le bonheur profond et durable auquel nous aspirons tous.
Telle est, en résumé, le message de ce second verset clé.
À suivre….