La simple faculté de penser fait partie des fonctions naturelles du mental. Ses deux sœurs sont la faculté de sentir, ou ressentir, et la faculté de vouloir. Cette fonction plus ou moins mécanique nous permet de penser à tout et à rien, de nous attarder sur un objet ou de balayer rapidement une succession d’images ou d’idées de moindre intérêt. La pensée ne s’exerce toutefois pas qu’à ce niveau. Il y a en effet penser et penser!
La richesse de la langue étant ce qu’elle est, les notions qu’elle véhicule s’entendent souvent à plus d’un niveau. C’est notamment le cas de la pensée, qui peut demeurer purement superficielle mais qui peut aussi atteindre une richesse et une profondeur que seul peut apporter le concours de l’intelligence.
Il y a quelques années déjà, dans une entrevue accordée à Claudine Auger pour un article paru dans la revue Gestion – dont je reproduis ici plusieurs extraits avec l’aimable autorisation de la rédaction –, le milliardaire visionnaire Stephen Jarislowsky soulignait l’importance fondamentale de la réflexion:
«Seule la capacité de penser par soi-même permet de se forger une vision propre. C’est en cultivant l’aptitude essentielle de la réflexion qu’on peut comprendre l’être humain, son environnement et son monde.»
On comprend toute de suite qu’il ne s’agit pas de la pensée élémentaire du mental – comme dans le simple fait de porter attention à quelque chose –, mais d’une forme de pensée qui implique l’intelligence et ses fonctions de raisonnement, d’analyse et de jugement. Une forme de pensée qui conduit à «une compréhension indispensable à l’accomplissement de soi».
Jarislowsky fait ainsi écho au précepte védique selon lequel l’accomplissement de soi ne saurait émerger d’impressions fugaces ou de croyances aveugles. Il repose invariablement sur une juste compréhension de sa véritable nature et des influences susceptibles de nous en éloigner. Or, qui dit compréhension dit d’abord et avant tout réflexion, une faculté qui, malheureusement, se perd aux dires de notre homme.
Être ou ne pas être…
Stephen Jarislowsky n’est pas qu’un magnat de la haute finance au succès légendaire. Comme le souligne Claudine Auger, il a aussi la sagesse d’un nonagénaire à l’éthique d’acier qui a lu les grands philosophes et les classiques de la littérature, qui a étudié ceux qui ont réfléchi, qui a appris de l’histoire et sondé en profondeur les nombreuses facettes de l’humanité. Selon lui:
«Le sens de l’histoire et le transfert des connaissances ont été relégués aux oubliettes au profit de petits appareils portatifs sur lesquels nous pianotons de manière compulsive et quasi inconsciente.»
Et il se désole d’une société occidentale qui, selon lui, ne pense plus.
«Descartes a dit: “Je pense, donc je suis.” Si je ne pense pas…»
Il laisse sa phrase en suspens, mais tout le monde comprend que si je ne pense pas, je ne suis pas! Car Descartes débordait lui-même, dans sa citation, du cadre de la pensée primaire. La pensée qui fait qu’une personne « est » relève de la capacité à s’interroger, à réfléchir à ses options, à juger de la meilleure voie à suivre… et à agir en conséquence. Car, toujours selon monsieur Jarislowsky:
«La compréhension issue de la réflexion doit absolument être liée à la nécessité d’agir afin d’éviter de cheminer au gré des circonstances et des hasards de la vie.»
Un défi à la hauteur de l’homme
L’action est en effet nécessaire à l’accomplissement de soi. On n’arrive à rien en se tournant les pouces ou en se berçant d’illusions. Le trio pensée-réflexion-compréhension doit donc déboucher sur l’action pour être productif. Mais pas n’importe quelle action. L’investisseur émérite n’investit pas n’importe où et n’importe comment. Il investit dans l’éthique et la rigueur.
«Si l’éthique devenait la religion de tout le monde, nous aurions un monde beaucoup plus sain, beaucoup plus intelligent et beaucoup plus responsable. Beaucoup plus humain, aussi.»
Stephen Jarislowsky a en effet érigé la moralité comme un véritable credo. Implacable devant le mensonge et la fourberie, il constate à regret que les valeurs fondamentales disparaissent comme neige au soleil dans un monde consumériste où le court terme supplante toute vision à long terme. Il insiste néanmoins pour promouvoir le sens du devoir, le sens du travail accompli non seulement pour son bien propre, mais aussi celui de sa famille, de sa communauté, de son pays, du monde entier.
En ces temps de fausses nouvelles, de désinformation systémique, de complotisme et de conspirationnisme, son premier conseil, soit d’apprendre à réfléchir et de prendre le temps de le faire, tombe à point nommé. Pour départager le vrai du faux, pour définir ses valeurs, pour agir en pleine conscience et pour réaliser l’ultime accomplissement de soi. Et de conclure en disant:
«Les plus grands défis sont ceux qu’on se lance à soi-même.»
… comme pour nous mettre au défi de prendre notre destinée en main afin de la mener à bien en toute connaissance de cause plutôt que d’accepter de la subir. Ou de prendre une part active à notre émancipation des contingences extérieures plutôt que de nous complaire dans la victimisation. Car ce n’est pas en décriant tous les torts de l’humanité ni en défiant tous les présumés responsables de nos malheurs que nous avançons d’un seul pas vers la sacro-sainte réalisation de soi.