Frise sous la sculpture The Meeting Place de Paul Day
à la gare de Saint-Pancras de Londres


En cette ère de mobilité, d’infonuagique et d’intelligence artificielle, nous pouvons difficilement nous soustraire au numérique, mais nous pouvons faire en sorte de ne pas nous laisser dévorer par lui.

Dans la rue et les transports en commun, au restaurant comme à l’aéroport, dans les centres commerciaux, les salles d’attente et un peu partout ailleurs, nous sommes constamment entourés de gens scotchés à leur téléphone, cliquant à qui mieux mieux et faisant défiler écran après écran avec une concentration telle qu’elle les coupe complètement du monde. Cette nouvelle technologie – d’utilisation massive depuis tout de même plus d’une décennie – a ainsi rapidement eu pour effet de peupler l’espace public d’une génération entière de télézombies.

Là où le phénomène prend des proportions dantesques, c’est lorsqu’il s’insinue dans l’espace privé. Dans une réunion de parents ou de travail. Dans un atelier de formation. Au cours d’une soirée soulignant un anniversaire ou une promotion. À table autour d’un repas en famille, entre amis ou même en tête-à-tête. Voire au beau milieu d’un échange informel entre deux personnes pour peu que la conversation accuse le moindre temps mort.

En proie à l’irrésistible envie de consulter son jouet rétroéclairé pour s’assurer de ne pas avoir manqué un message ou un like, ou ne serait-ce que pour consulter la météo ou les dernières nouvelles en rafale, le télézombie passe alors en mode télésnob, faisant carrément fi des personnes avec lesquelles il est censé être en interaction.

Que s’est-il donc passé pour que tant de gens deviennent esclaves de ce gadget gobeur d’attention à nul autre comparable?

Un cocktail explosif

Un premier facteur tient au fait qu’avec l’accélération des communications, institutions, entreprises et individus attendent de nous que nous soyons joignables en tout temps. De moins en moins de vive voix, et donc de plus en plus par courriel ou par texto, à moins que ce soit par WhatsApp, Messenger, Facebook, LinkedIn ou quelque autre X de ce monde.

Ce qui veut dire que, pour ne manquer aucune communication importante, il faut régulièrement consulter les messages entrants, ce que près de 90% des gens font plusieurs fois par jour selon une récente étude de l’American Psychological Association. Plus de 60% des gens seraient par ailleurs atteints à divers degrés du syndrome FOMO, défini comme «la peur de manquer quelque chose», ce qui est déjà plus inquiétant.

Un deuxième facteur vient de ce que tout bouge tellement vite dans notre univers, que ce soit sur le plan social, économique, scientifique, technologique, politique ou international, qu’il est difficile de ne pas vouloir rester au courant de tout. Ce qui ne demande en fait que très peu d’efforts, car nous sommes constamment bombardés de nouvelles plus captivantes les unes que les autres. Il suffit d’un clic sur tout ce qui retient notre attention pour en savoir un peu plus. Mais compte tenu du nombre de scoops qu’on nous sert au quotidien, ça prend beaucoup de clics pour en faire le tour, donc beaucoup de temps dans cette dimension virtuelle hors du présent bien réel dans lequel nous nous trouvons.

Un troisième facteur incontournable est celui de la publicité omniprésente, envahissante et intrusive, avec ses promotions éclairs, ses concours instantanés, ses points de fidélité et autres accroches. Comment résister à toutes ces économies et à toutes ces chances de gagner un voyage, une voiture ou la toute nouvelle friteuse dernier cri?

Ajoutez à cela une offre infinie de distractions et divertissements en tout genre, des clips vidéo aux films en continu, en passant par des jeux et casse-tête plus fascinants les uns que les autres, et vous avez au bout des doigts un cocktail de pièges irrésistibles fin prêts à vous retenir captifs jour et nuit sans aucun contact avec le monde extérieur!

Causes profondes et effets pervers

Malgré l’utilité indéniable de certains aspects de ces facteurs, leur multiplication à répétition devient une source tout aussi indéniable de stress. Et l’hyperactivité mentale qui en résulte risque invariablement de pousser le mieux intentionné des utilisateurs de portable à glisser vers les aspects plus distrayants de ces facteurs, ne serait-ce que pour se donner l’impression de rester sain d’esprit en s’accordant une pause sous l’avalanche des sollicitations quotidiennes. Impression trompeuse, parce que cette pause est elle-même virtuelle.

Il y a donc là un cercle vicieux, car plutôt que d’apaiser le mental, toutes ces distractions consenties l’agitent encore plus et détournent le sujet pensant de l’essentiel, à savoir de ses réflexions sur soi-même, de son rapport aux autres et de sa juste place dans l’univers.

Outre les facteurs d’incitation à la téléconsommation, il convient de noter que la dépendance au numérique instantané est fortement alimentée par divers traits psychologiques largement répandus, dont une faible estime de soi, une carence affective, la peur d’être exclu, le besoin de se comparer ou un désir de reconnaissance. Un phénomène amplifié par la prolifération d’agents IA avec lesquels on peut échanger sans être jugé, et ainsi avoir le sentiment d’avoir raison et d’être compris, ce qui n’est pas toujours le cas avec ses proches ou ses collègues.

L’addiction qui en résulte conduit rapidement au télésnobisme, un mal insidieux dont de plus en plus de gens sont inconsciemment atteints. Or, plus le monde virtuel en vient à envahir le quotidien et à s’y fondre comme par magie, plus on risque de confondre l’important et l’accessoire, et de multiplier les interactions avec l’écran tactile au dépens de nos interactions avec les réalités personnelles, familiales, professionnelles, sociales et spirituelles qui requièrent la belle part de notre attention.

Le cas échéant, il en résulte rapidement une perte de focus, une aversion pour le silence nécessaire à une saine réflexion, une impatience liée à la recherche de résultats immédiats en tout, une aptitude défaillante à écouter et à faire preuve d’empathie, y compris avec les personnes qui comptent le plus dans nos vies. Au point, chez certains, de devenir mobidépendants, c’est-à-dire de ne plus pouvoir se passer de leur téléphone et d’éprouver le besoin de le consulter à tout moment; leur joujou doit dès lors être toujours à portée de main, que ce soit en mangeant, en regardant un film ou même au lit!

Une question de priorités

Même les personnes qui ne sont atteintes ni de télézombisme, ni de télésnobisme, ni de mobidépendance ont parfois l’impression d’être accaparées à outrance par leur téléphone. Elles cherchent alors consciemment à s’en distancer en réduisant leur forfait données, en s’accordant une journée sans téléphone ou en définissant des zones d’où le téléphone est exclus.

Mais ça ne règle pas tout. Force est de reconnaître que le monde numérique est souvent plus captivant et distrayant que notre entourage. D’où sa facilité à appâter le mental. Sans nier ses mérites et son évidente utilité, il s’agit en fait d’apprendre à utiliser son portable pour l’outil qu’il est plutôt que comme un compagnon intime. Et ce, de sorte à vraiment rester sain d’esprit, en se concentrant sur les attraits naturels et les véritables atouts de cette vie humaine qui est la nôtre.

Plutôt que de nous laisser hypnotiser par un appareil qui déploie mille artifices pour nous éblouir et nous faire oublier qui nous sommes, nous avons tout intérêt à fixer notre attention sur une connaissance de plus en plus approfondie de soi – de l’essence de son être – et sur la poursuite de notre mission de vie, qui est de nous réaliser pleinement sur le plan non seulement matériel – réel ou virtuel –, mais aussi sur le plan spirituel.

Simple question de priorités. Pour ne pas perdre de vue notre raison d’être et pour éviter de perdre contact avec le réel, n’hésitons donc pas à snober le télésnobisme.

Télésnobes-tu?