Filet - Série - Fables et maximes

Dans la série des fables et maximes tirées de l’Hitopadesh et du Pancha-tantra

Sur les rives de la rivière Godavari se trouve un arbre gigantesque. La nuit tombée, des oiseaux venus de partout viennent s’y reposer. Une fois, alors que la nuit touchait à sa fin et que la lune s’effaçait peu à peu, un chasseur répandit non loin de là du riz sur le sol, étala son filet et se cacha dans les buissons.

Au lever du jour, le pigeon Tchitragriva – au cou multicolore – s’envola avec les siens et eut tôt fait d’apercevoir le riz au sol. Il dit alors aux autres pigeons, qui n’avaient rien mangé depuis la veille :

— Cela n’augure rien de bon. N’est-il pas étrange de trouver du riz dans cette forêt? En nous montrant trop avides, nous risquons de trouver la mort, comme le voyageur tué par un vieux tigre pour avoir convoité un bracelet en or.

Voir l’histoire du vieux tigre et du voyageur.

— Avant d’agir, mieux vaut bien peser le pour et le contre.

À ces mots, un des pigeons s’empressa de répliquer sur un ton hautain :

— N’écoutez pas ces sornettes! Nous ne devons prêter l’oreille aux aînés qu’en cas d’urgence. Si nous les consultions à tout propos, nous n’aurions que rarement de quoi manger, car…

En ce monde, on ne peut rien obtenir sans courir un certain risque.

— Laissons donc Tchitragriva à ses peurs, et gavons-nous de ce riz providentiel.

Il n’en fallait pas plus pour que les pigeons s’élancent vers le piège, suivis, malgré ses appréhensions, par leur aîné. Et tous furent aussitôt pris dans les mailles du filet.

Ne dit-on pas…

Même le sage érudit qui peut dissiper les doutes d’autrui connaîtra la souffrance s’il est aveuglé par la convoitise, car de la convoitise viennent la colère et l’illusion qui plongent dans l’ignorance et le malheur.

Les pigeons prisonniers s’empressèrent de critiquer celui qui les avait convaincus que le riz s’offrant à eux ne présentait aucun danger.

Aussi est-il dit…

Il convient d’y penser avant de se mettre à la tête des autres, car si une action commune connaît le succès, chacun s’en attribuera le mérite, alors que si elle échoue, seul le meneur sera blâmé.

Voyant le pigeon prétentieux assailli de critiques, le vieux Tchitragriva dit :

— Ne le blâmez pas, car celui qui nous veut du bien devient parfois malgré lui la cause de nos malheurs. Dans la situation critique où nous nous trouvons, mieux vaut agir que de perdre notre temps à nous lamenter ou à chercher un coupable. Sortons ensemble de cette impasse, car tout comme les longues tiges d’herbes entrelacées en une corde peuvent servir à maîtriser un éléphant en furie, plusieurs personnes faibles peuvent, en coopérant, accomplir des prouesses surhumaines.

Sur ce, les pigeons s’envolèrent, entraînant avec eux le filet pris dans leurs pattes. De loin, le chasseur vit les oiseaux et partit à leur poursuite en pensant : «Ils s’échappent avec mon filet, mais ils finiront bien par se poser, et une fois à terre, ils seront à moi.» Il en vint cependant à les perdre de vue, et lorsque, de leur côté, les oiseaux ne virent plus le chasseur, ils demandèrent à l’aîné :

— Que faire maintenant, ô maître?

Et Tchitragriva leur répondit :

— Mon amie Hiranyaka au teint doré, la reine des souris, vit à Tchitravana, sur les bords de la rivière Gaudaki. Elle coupera les mailles du filet pour nous libérer.

Ils prirent donc aussitôt la direction de la résidence d’Hiranyaka qui, craignant toujours pour sa vie, vivait dans un trou avec cent passages différents pour pouvoir s’échapper en cas de danger. Au bruit des oiseaux qui approchaient, elle se mit à l’abri et resta immobile.

Tchitragriva s’exclama :

— Hiranyaka, mon amie, pourquoi ne viens-tu pas à notre rencontre?

Reconnaissant la voix de Tchitragriva, Hiranyaka se précipita et dit très respectueusement :

— Oh! Quelle n’est pas ma fortune! Voilà que mon ami me rend visite.

En voyant les pigeons prisonniers du filet, la reine des souris fut toutefois stupéfaite et dit :

— Comment cela a-t-il pu vous arriver?

— Par les insondables voies du karma, répondit Tchitragriva, car…

Chaque action, bonne ou mauvaise, accomplie à un certain moment, dans un certain lieu, pour une certaine raison et par certains moyens entraîne, par les lois de la Providence, une réaction correspondante en temps et lieu, d’ampleur égale et selon les moyens requis.

À ces mots, Hiranyaka commença sans tarder à couper les mailles du filet qui retenait Tchitragriva, mais celui-ci l’interpella :

— Arrête, mon amie! Délivre d’abord les autres pigeons sous ma protection.

— C’est que je suis faible, et mes dents ne sont plus très solides. Comment pourrais-je couper tous ces liens? Laisse-moi d’abord te libérer tant que mes forces et mes dents me le permettent. Je libérerai ensuite les autres si je le peux.

— Je t’entends bien, mais fais tout de même ce que je te demande : libère le plus de pigeons possible!

— Tu sais pourtant qu’il n’est pas recommandé de protéger ses dépendants au prix de sa propre vie, car…

La vie repose sur l’accomplissement de soi, la prospérité économique, la satisfaction des sens et la libération. Qui perd la vie perd tout, mais qui protège sa vie voit tout le reste préservé.

—Tes propos sont tout à fait justes pour qui reste centré sur soi. Mais je ne peux supporter de voir souffrir ceux qui ont pris refuge en moi. N’est-il pas aussi dit…

Lorsqu’il prend conscience de ce que la vie et l’argent ne sont pas des atouts éternels, l’homme d’intelligence les met au service des autres.

— En quoi serais-je digne de diriger ces pigeons si je ne les protégeais pas? Ils ne me quittent jamais alors que je ne leur verse aucun salaire. Comment pourrais-je les abandonner au prix même de ma vie? Même si tu dois y perdre tes dents, préserve mon honneur en défaisant d’abord leurs liens.

Réjouie par ces mots, Hiranyaka s’exclama :

— Bien dit, mon ami, bien dit! Par l’amour dont tu fais preuve envers tes protégés, tu mérites de régner sur le monde.

Hiranyaka trouva la force de libérer tous les pigeons, après quoi elle pria Tchitragriva de ne pas se reprocher de s’être joint à ses compagnons malgré son mauvais pressentiment, car…

Même un vautour, capable de voir une proie à plusieurs centaines de mètres du haut des airs, peut ne pas voir le piège posé tout juste devant lui par les chasseurs. Comment être sûr de quoi que ce soit en ce monde? Qui a raison un instant peut aussi bien se tromper l’instant d’après. Nul ne peut sortir vainqueur de toutes les situations.

Hiranyaka éclaira Tchitragriva de son savoir et le traita comme un invité de marque, après quoi ils s’étreignirent chaleureusement et se séparèrent. Tchitragriva et les siens reprirent leur vol, et la reine des souris regagna son trou.

Les pigeons et la reine des souris