

La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
Kitchaka s’éprend de Draupadi
La treizième année d’exil des Pandavas auprès du roi Virata suivait paisiblement son cours quand, vers le dixième mois, Kitchaka, le commandant des armées du royaume, vint au palais et rendit visite à sa sœur, Sudeshna, épouse du monarque. Tandis qu’il conversait avec elle, Kitchaka aperçut Draupadi dans le jardin et s’enquit d’elle auprès de sa sœur, qui l’identifia comme étant sa servante.
Irrémédiablement envoûté par les flèches de Cupidon, Kitchaka approche Draupadi et lui dit:
— Qui es-tu donc, toi aux allures de princesse céleste? Deviens ma reine, et tu vivras dans l’opulence. Pourquoi demeurer une servante? Je deviendrai, moi, ton esclave.
— Une servante ne mérite pas d’épouser un roi, lui répond Draupadi. Par ailleurs, je suis déjà mariée. Ne cherche pas à ravir la femme d’un autre; cela est indigne d’un roi.
Mais Kitchaka se fait insistant.
— Ne mets pas ainsi ta vie en danger, renchérit Draupadi. Sache que je suis protégée par mes cinq époux Gandharvas, et qu’ils auront facilement raison de toi si tu tentes de me forcer à t’épouser.
Refusant de se voir ainsi éconduit, Kitchaka supplie sa sœur, Sudeshna, de l’aider à obtenir la main de Draupadi. C’est ainsi que peu de temps après, à l’occasion d’une grande fête, Sudeshna demande à Draupadi d’aller chercher du vin chez son frère Kitchaka.
— Mais il cherchera à me prendre de force, dit-elle à la reine. Une autre servante peut très bien y aller à ma place.
La reine n’entend toutefois pas céder à ses doléances, et Draupadi part s’acquitter de sa tâche. Chemin faisant, la pauvre exhorte en son cœur les dévas à lui venir en aide, et Vivasvan, le déva du Soleil, exauce sa prière en envoyant un Rakshasa invisible assurer sa protection.
Sans défense
En arrivant chez Kitchaka, Draupadi eut aussitôt à subir les avances verbales de ce dernier, qui ne tarda pas à tenter de la prendre de force. Elle parvint néanmoins à se dégager et à s’enfuir en direction du palais. Après l’avoir rattrapée, le scélérat lui envoya un coup de pied dans les flancs, en présence même du roi et de deux de ses époux, Bhima et Youdhishthira. Le Rakshasa invisible appelé à protéger Draupadi frappa alors si fort Kitchaka qu’il en perdit connaissance.
Draupadi reprocha alors au roi Virata et à ses deux époux de ne pas être intervenus en sa faveur. Youdhishthira lui répondit simplement:
— Ne reste pas ici, ô Sairindhri. Retourne dans les appartements de la reine. Si tes époux Gandharvas ne viennent pas à ton secours, c’est qu’ils ne jugent pas opportun de le faire maintenant. Le temps venu, ils agiront.
Draupadi courut aussitôt se réfugier dans les appartements de Sudeshna, puis, la nuit venue, elle alla voir Bhima et lui dit:
— Comment peux-tu dormir alors que Kitchaka vit encore? N’es-tu pas révolté par la façon dont il m’a insultée? Lève-toi! Seul un cadavre fermerait les yeux sur ce qui m’est arrivé aujourd’hui. Ne te souviens-tu pas que j’ai été humiliée dans l’assemblée des Kourous? Bhima! Tu es le seul qui puisse me protéger. Les autres ne peuvent rien pour moi.
— Ô chaste femme, lui répondit Bhima, retiens ta colère. Il ne reste que deux semaines avant la fin de notre exil. Sois patiente. Le moment venu, je mettrai à mort cette crapule de Kitchaka.
— Mais Kitchaka ne manquera pas de bientôt revenir me voir pour tenter d’assouvir ses passions, fort de savoir que, contrairement à ce que je lui avais dit, mes cinq époux Gandharvas ne sont pas venus à mon secours. Je m’enlèverai la vie plutôt que de revoir le visage de ce monstre.
Draupadi éclata alors en sanglots et posa sa tête sur la poitrine de Bhima, qui conçut un plan dont il fit part à Draupadi pour en finir avec Kitchaka.
Tel est pris qui croyait prendre
Le lendemain matin, Draupadi ne résista nullement aux avances de Kitchaka.
— Je ferai tout ce que tu voudras, lui-dit-elle, mais à une condition: ni tes amis ni tes frères ne doivent être informés de notre union. Je ne veux pas être prise en défaut par mes époux. Près d’ici se trouve la salle de danse du roi Virata, déserte à la nuit tombée. Viens donc m’y rejoindre ce soir en secret.
Le cœur palpitant de désir pour Draupadi, Kitchaka passa le reste de la journée à se pomponner. Cet idiot ignorait que la mort l’attendait, qu’il était comme une flamme sur le point de s’éteindre. Pendant ce temps, dans les cuisines, Draupadi et Bhima préparaient la suite des événements. Le soir venu, Bhima, vêtu de façon fort originale, se rendit dans la salle de danse pour y attendre Kitchaka, comme un lion attend un cerf. Au cœur de la nuit, le prétendant alla discrètement au point de rendez-vous et s’approcha de la couche disposée dans un coin de la pièce. Y sentant une présence, il s’agenouilla et dit à ce qu’il croyait être Draupadi:
— Ô reine de beauté, Me voici donc à tes côtés. Tous mes trésors sont désormais tiens.
Mais c’est plutôt Bhima qui lui répondit:
— Tu peux toujours rêver! Tu n’as toutefois pas encore senti mon étreinte.
Ayant prononcé ces mots, Bhima poussa un cri terrifiant et ajouta:
— À ta mort, mon épouse se réjouira, et nous pourrons tous enfin vivre en paix.
Puis il saisit Kitchaka par les cheveux, et s’ensuivit un combat corps à corps. On aurait dit deux taureaux se battant pour une vache. Ils se frappaient tour à tour et hurlaient à pleins poumons. L’édifice en tremblait. À maintes reprises, Bhima fit tournoyer Kitchaka, puis, le tenant par la gorge, cloué au sol, il le frappa de ses genoux jusqu’à ce que soient brisés tous les os de son corps et qu’il rende son dernier souffle.
Une fin brutale
Sa colère n’étant cependant toujours pas encore complètement apaisée, Bhima enfonça les bras, les jambes et la tête de Kitchaka dans le tronc de ce dernier, et le transforma ainsi en une boule de chair qu’il alla montrer à Draupadi.
— Chère épouse, lui dit-il, quiconque à l’avenir tentera d’abuser de toi subira le même sort que cette canaille.
Bhima retourna alors aux cuisines, mais les cris de Draupadi à la vue des restes de Kitchaka n’avaient pas manqué d’alerter les gens du palais, qui arrivèrent bientôt avec des torches. Voyant le corps difforme de Kitchaka, ils s’exclamèrent:
— Mais où sont ses bras, ses jambes et sa tête?
— Kitchaka a tenté de me violer, leur dit Draupadi, et mes cinq époux célestes sont accourus à mon secours et ont mis fin à ses jours.
Les frères de la victime décidèrent alors de faire brûler Draupadi avec Kitchaka, si bien qu’elle dut crier: «À l’aide! Au secours!» Comprenant sa détresse, Bhima sortit du palais et déracina un arbre d’une hauteur de douze mètres et courut vers les frères de Kitchaka qui, pris d’épouvante, relâchèrent aussitôt Draupadi et tentèrent de s’enfuir à toutes jambes. Armé de son arbre, Bhima les envoya cependant tous à la demeure de Yamaraja, le Prince de la mort, après quoi lui et Draupadi retournèrent au palais par des chemins différents.
Lorsqu’il apprit la nouvelle de la mort de Kitchaka et de ses frères, le roi Virata ordonna à Sudeshna de congédier sa servante Sairindhri. Draupadi implora toutefois la reine de la laisser vivre au palais encore treize jours, après quoi ses époux viendraient la chercher. Sudeshna accéda à sa requête et lui permit de vivre dans ses appartements sans que nul n’en sache rien.
À suivre…