La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…

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Le roi Shantanou et son fils Dévavrata

Plusieurs années s’écoulèrent, et le roi Shantanou dut apprendre à vivre sans la présence de son épouse et de son fils. Un jour qu’il traquait un cerf le long du Gange, le roi vit que le fleuve était presque desséché. Surpris, il en chercha la cause, et aperçut bientôt, non loin de là, un jeune homme grand, fort et séduisant. Grâce à ses armes célestes, le garçon avait suspendu le cours du Gange!

Ganga présente Dévavrata
à Shantanou, son père.
Lithographie d’une peinture

de B.P. Banerjee (1923)

Le jeune homme en question était en fait nul autre que le fils de Shantanou, qui ne l’avait pas revu depuis sa naissance et qui ne pouvait donc pas le reconnaître. En voyant le roi, le garçon reconnut toutefois son père et courut se cacher. Frappé d’émerveillement, Shantanou se mit à penser que le jeune homme pourrait bien être son fils, et en tentant de le retrouver, il rencontra bientôt Ganga, qu’il n’avait pas vue depuis maintes années.

Comme il s’approchait, il vit le mystérieux jeune homme debout à côté d’elle. C’est alors que Ganga lui adressa la parole:

— Ô meilleur des rois, voici notre huitième enfant devenu grand. Son nom est Dévavrata, et il vient de terminer son éducation sur les planètes édéniques. Il est passé maître dans l’art de manier toutes les armes célestes sous la gouverne du puissant Parashourama, et il a étudié les Védas auprès du sage Vasishtha. Aussi bien les dévas que les asouras sont prêts à lui accorder toutes leurs faveurs. Maintenant que l’éducation de ton fils est achevée, je le confie à tes bons soins.

Selon la volonté de sa mère, le jeune Dévavrata accompagna alors le roi Shantanou jusque dans sa capitale, Hastinapoura (aujourd’hui devenue New Delhi).

Cruel dilemme

Le roi Shantanou se lia rapidement d’affection avec son fils, qui possédait toutes les vertus. Dévavrata ressentait lui aussi de l’affection pour son père, et on les voyait toujours ensemble. Ils parlaient, marchaient, mangeaient, dormaient et chassaient ensemble. En vérité, rien ne pouvait les séparer.

Un jour, le roi pénétra dans la forêt qui longe les berges de la rivière Yamouna. S’y promenant, il respira soudain une odeur fort agréable, sans toutefois pouvoir en détecter l’origine. Il se mit à marcher ça et là, et finit par croiser une femme à la beauté angélique qu’il aborda aussitôt.

— Qui es-tu? lui demanda-t-il. Qui est ton père? Et que fais-tu ici?

— Je m’appelle Satyavati, lui répondit-elle, et je suis la fille du roi des pêcheurs. Mon père m’a demandé de conduire cette barque afin d’aider les gens à traverser la rivière.

Shantanou fait sa cour à Satyavati.
Peinture de Raja Ravi Varma (1890)

Attiré par le charme et la beauté de la jeune femme, le roi alla sans tarder demander sa main au pêcheur son père, qui lui tint ces propos:

— Ma fille ne pourrait certes trouver un époux qui lui convienne mieux que toi. Cependant, une condition est à remplir pour obtenir sa main: je veux que l’enfant qui naîtra d’elle devienne le roi de la Terre. Nul autre ne sera ton successeur.

En entendant ces paroles, le roi Shantanou ne se sentit pas prêt à accorder une telle faveur, et il retourna à Hastinapoura. Assis sur son char, il ne pensait toutefois qu’à la fille du pêcheur. Le vague à l’âme et le cœur en miettes, il entra dans son palais sans dire un mot à personne, pas même à son fils Dévavrata.

Constatant l’humeur de son père, Dévavrata vint le trouver et lui demanda:

— Comment se fait-il qu’aujourd’hui tu sois si triste? Tu ne m’as pas dit un mot et tu n’as pas non plus vaqué à tes tâches quotidiennes. Dis-moi, je t’en prie, ce qui te rend si malheureux, afin que je puisse y remédier au plus tôt.

— Mon cher garçon, répondit Shantanou, je songe à la précarité de la vie humaine. Si un malheur s’abattait sur toi, je me retrouverais sans héritier. À mes yeux, tu en vaux cent, et je n’éprouve pas le désir de me remarier. Je n’aspire qu’à perpétuer notre dynastie, mais les sages affirment que celui qui n’a qu’un fils, en réalité n’en a aucun. Il sera toujours possible que tu meures au combat, et si cela devait arriver, qu’adviendrait-il de la dynastie Bharata? Telles sont les pensées qui m’affligent.

Sacrifice filial

Devavrata était un jeune homme fort intelligent; sentant que son père lui cachait quelque chose, il se mit à réfléchir à ses paroles. Puis il alla trouver le conducteur du char royal pour lui demander s’il connaissait la cause de la tristesse du monarque. L’aurige lui parla alors de la fille du pêcheur, ainsi que de la condition requise pour obtenir sa main.

Accompagné de quelques aînés du palais royal, Dévavrata se dirigea vers la maison du pêcheur, qui l’accueillit par ces propos:

— Ô fils de Shantanou, je te souhaite la bienvenue, toi que nul ne surpasse au maniement des armes. Grande est ta force, mais veuille m’écouter. Même si Indra en personne désirait épouser ma fille, il devrait se plier à ma condition. Plusieurs sages m’ont affirmé que ton père est le seul homme digne de ma fille. J’ai même déjà refusé sa main à plusieurs d’entre eux. Le seul empêchement à ce mariage tient à ce que c’est toi, et non le fils de ma fille Satyavati, qui sera le prochain roi. Je n’ai rien à rajouter.

Comprenant le désir du pêcheur, Dévavrata sonda son propre cœur. Désireux de contribuer au bonheur de son père, il répondit en ces termes à celui de Satyavati:

— Ô roi des pêcheurs, j’entends satisfaire ton désir. Je renonce donc à la succession. J’en fais ici le serment, et peux ainsi t’assurer que le fils de Shantanou et de ta fille Satyavati sera le prochain roi.

— La promesse que tu viens de faire suivra certes son cours, dit le pêcheur, mais un doute subsiste en mon esprit: qu’en sera-t-il de tes propres enfants? Peut-être réclameront-ils la succession royale.

— Ô roi des pêcheurs, reprit Dévavrata, entends maintenant le vœu que je prononce en présence des aînés qui nous entourent. J’ai déjà renoncé à la royauté pour moi-même, et je vais maintenant régler la question de ma descendance. Je fais solennellement vœu de célibat; jamais je ne me marierai ni n’aurai d’enfants.

À ces mots, le pêcheur sentit se dresser tous les poils de son corps, et il déclara:

— J’accorderai donc la main de ma fille à Shantanou.

Un vœu inédit

Ayant entendu Dévavrata prononcer son vœu fatidique à la faveur de son père, les dévas firent tomber sur lui des pluies de fleurs, et des voix se firent entendre dans l’espace: «On le connaîtra désormais sous le nom de Bhishma – celui qui a prononcé un vœu terrifiant.» On n’entendait plus que ces mots: «Bhishma! Bhishma! Il s’appellera Bhishma!»

Le fils de Ganga fit alors monter Satyavati sur son char et prit le chemin d’Hastinapoura.

Lorsque le roi Shantanou eut vent de l’intervention merveilleuse de son fils, il en fut comblé et le bénit en disant:

— La mort ne pourra te surprendre tant et aussi longtemps que tu voudras continuer à vivre. En vérité, tu ne mourras qu’au moment où tu le jugeras opportun.

C’est ainsi que Satyavati devint la seconde épouse du roi Shantanou.

Dévavrata avait fait le vœu de vivre dans le célibat toute sa vie durant, ce qui ne s’était jamais vu chez les kshatriyas, lesquels entretenaient généralement plusieurs épouses et engendraient de nombreux enfants. Bhishma était un grand dévot de Vishnou, et par la force de son dévouement au Seigneur, il fut en mesure de formuler et d’honorer son vœu.

Ainsi Bhishma devint-il le plus vaillant de tous les guerriers. Même à un âge très avancé – durant la bataille de Kouroukshétra –, il sera considéré comme le plus puissant de tous les guerriers présents. Car il est dit qu’en préservant sa semence plutôt que de la dispenser, un homme voit augmenter sa force, son intelligence, sa mémoire et sa longévité.

L’épopée du Mahabharata – Épisode 2