Huile sur toile de Pierre Rouillon

Traduction d’un billet de Joshua M. Greene, conférencier, auteur et professeur retraité des universités Hofstra et Fordham.

J’ai une confession à vous faire. J’enseigne la Bhagavad-gita depuis près d’un demi-siècle, et je me demande parfois si mes cours font une réelle différence dans la vie de mes auditeurs. Puis, il est arrivé ce qui suit.

Joshua M. Greene

Une récente rencontre par Zoom que j’animais et à laquelle participaient une vingtaine de personnes d’un peu partout dans le monde avait pour thème «la perfection» – en sanskrit pourna, «complet» et «sans faille». D’entrée de jeu, les participants s’entendaient largement pour dire qu’il ne s’agissait pas d’un concept très attrayant. Ils y voyaient quelque chose d’oppressant, l’idée de s’élever au-dessus de toute erreur et de tout échec leur paraissant utopique, plus décourageante qu’inspirante.

Le thème choisi s’inspirait de la Bhagavad-gita, qui fait référence à une réalité dépassant l’imperfection. Elle décrit en effet l’atma, le soi éternel, comme étant parfait en ce sens qu’il n’est pas fait de matière, qu’il n’est sujet ni à la dégénérescence ni à la mort. Reste que le monde matériel, imparfait, est la seule réalité que la plupart d’entre nous connaissons. Et dans ce monde, rechercher la perfection, voire simplement chercher à devenir meilleur, peut donner l’impression de marcher vers un horizon qui ne cesse de s’éloigner.

C’est dans ce contexte qu’une participante – une psychothérapeute libanaise – a pris la parole. Elle œuvre auprès de familles de réfugiés dont beaucoup viennent de cultures où la violence est à ce point enracinée dans les mœurs qu’il est considéré normal et routinier de maltraiter les enfants.

Elle a cité l’exemple d’une famille qui punissait sa fille pour un simple écart de conduite en l’enfermant dans le grenier pendant des jours. Et d’une autre famille qui brûlait son fils avec des charbons ardents lorsqu’il commettait une faute quelconque. À ce point, sa voix se cassa en repensant à tout ce dont elle avait elle-même été témoin.

D’une voix à peine audible, elle dit: «Je me retrouve en train de conseiller aux parents de frapper leur fille avec une pantoufle ou un chausson plutôt que de l’enfermer pendant des jours; ou de gifler leur fils plutôt que de le brûler. C’est horrible de devoir tenir de tels propos, mais ce sont là les seules options de rechange que ces gens pourraient envisager. Faire moins de mal est parfois la seule façon de marquer des progrès, et c’est la raison pour laquelle ces échanges sur la Bhagavad-gita m’aident tellement. Arjuna ne voulait pas combattre, mais contraint de faire un compromis, il combattit aussi humainement que possible, sans aucune intention de prolonger la douleur ou la souffrance. Le monde dans lequel nous vivons nous met face à de telles situations, où nous n’avons d’autre choix que de faire moins de mal. L’étude de la Gita m’a aidée à vivre avec ce que je dois faire, et je vous en remercie.»

Son témoignage met clairement en lumière le fait que les valeurs et les notions abordées dans la Gita – à travers des termes comme karma, dharma ou gounas – ne sont pas des abstractions idéalistes, mais bien la substance même de la vie humaine, où la clarté morale n’est pas toujours évidente, et où la perfection fait figure de rêve impossible.

Alors que la rencontre touchait à sa fin, nous nous entendions tous sur un point: la Bhagavad-gita n’insiste pas pour que nous devenions sans faille, elle nous incite seulement à nous efforcer de faire des progrès et à agir selon des attentes réalistes. Pour reprendre un proverbe inspiré du philosophe français qu’était Voltaire: «Ne laissez pas la perfection devenir l’ennemi du bien.» La perfection, ou pourna, telle que la définit la Gita, consiste à faire des efforts parfaitement sentis, aussi imparfaits soient-ils.

Les mots de la psychothérapeute nous rappellent qu’il n’est d’autre progrès que graduel, et que faire le bien – ne serait-ce qu’un peu de bien – est le moyen parfait pour garder une lampe allumée dans un monde trop souvent obscur.

L’ennemi du bien